Je retranscris ici une interview publiée par le journal Le Monde des Religions, le 26 octobre 2017. Propos recueillis par la journaliste Bénédicte Lutaud.
Dans Le Silence de la Vierge, Marie-Laure Janssens témoigne du long processus d’emprise mentale et d’abus spirituel qu’elle a vécu dans la communauté des soeurs contemplatives de Saint-Jean.
« J’ai bel et bien passé onze ans dans une secte. » Entrée à 23 ans chez les soeurs contemplatives de Saint-Jean, à Saint-Jodard (Loire), Marie-Laure Janssens y restera onze années. Aujourd’hui, à 42 ans, mariée et mère de famille, elle estime avoir été «victime d’un crime que ni le droit pénal ni le droit de l’Église catholique ne reconnaissent: l’abus spirituel ».
Le cas de Marie-Laure est loin d’être isolé. Les dérives de la communauté Saint-Jean sont aujourd’hui connues. Son fondateur, le père Marie-Dominique Philippe, mort en 2006, a été accusé jusqu’au Vatican de « déviances dans sa vie affective et sexuelle ». Plusieurs frères de Saint-Jean – surnommés les «petits gris» – ont été condamnés pénalement pour abus sexuels.
Marie-Laure Janssens n’a pas été violée. Mais comme beaucoup d’autres, elle a subi une terrible emprise mentale et spirituelle. En 2009, suite à une longue enquête du diocèse de Lyon dont elles dépendaient, les quatre principales responsables des soeurs contemplatives ont été destituées. Suicides de soeurs et dérives sectaires sont pourtant signalées dès 1996 par diverses associations de vigilance face aux sectes.
Dans Le Silence de la Vierge (Bayard, 2017), elle livre au journaliste Mikael Corre un témoignage fort et intime sur l’enfer de l’emprise mentale et de l’abus spirituel.
Vous avez quitté la communauté des soeurs contemplatives de Saint-Jean en 2009. Pourquoi avez-vous décidé d’écrire ce livre huit ans plus tard ?
C’est l’aboutissement d’un long cheminement. Quand je suis sortie de la communauté, mon réflexe naturel a été de me tourner vers l’Église. J’ai remis des rapports, en 2010 et en 2012, aux évêques qui avaient repris en charge le gouvernement de la communauté. L’Église a pris des sanctions : dans un premier temps, plusieurs tentatives de refondation du groupe sectaire ont été arrêtées. Cependant, beaucoup de gens rattachés spirituellement à la communauté, même les oblats [laïcs rattachés spirituellement à la « Famille Saint-Jean », ndlr] ne comprenaient rien à la situation et avaient l’impression d’une grande injustice, car l’Église n’avait pas nommé clairement les dysfonctionnements. Une lettre ouverte d’un oblat m’est parvenue. En 2013, je me suis donc tournée vers l’évêque, Mgr Brincard (aujourd’hui décédé), alors délégué du pape pour la communauté Saint-Jean, afin de lui demander la permission de raconter mon histoire. Je voulais donner des clés de compréhension à cet homme. Mais Mgr Brincard m’a demandé de garder le silence, ce que je n’ai pas compris.
D’où le titre de votre ouvrage : Le Silence de la Vierge. C’est en effet en invoquant le «silence de la Vierge Marie » que Mgr Brincard vous a demandé de vous taire…
Exactement : il existe toute une spiritualité autour du silence de la Vierge Marie. Avec le recul, je me dis que l’Église a prolongé l’abus spirituel dont j’ai été victime : c’était encore un argument spirituel qui visait, dans le fond, à empêcher de faire la lumière sur ce qui n’allait pas.
En outre, j’ai réalisé que ces rapports internes remis à l’Église n’avaient servi à rien : en juillet 2014, le groupe sectaire auquel j’avais appartenu et qui avait fait plusieurs tentatives de refondation, a réussi. Un évêque en Espagne a accepté de le réintégrer, avec les mêmes soeurs, et de lui redonner une existence officielle avec l’aval de Rome. Elles se sont reformées avec un autre nom : Maria Stella Mattutina. Un certain nombre de soeurs sont donc restées dans le piège. En outre, le fait que son existence soit officielle permet à ce groupe de continuer à recruter. Quelques garde-fous ont été dressés : on a demandé aux soeurs dissidentes de ne pas se référer explicitement au père Philippe, et on a exclu certaines religieuses. Mais cela montre une grande naïveté de la part de Rome : ces exclusions canoniques n’empêchent probablement pas les anciennes supérieures de maintenir leur influence, et les soeurs continuent à vénérer le père Philippe, leur formateur exclusif.
Au départ, qu’est-ce qui vous a attirée dans la communauté des soeurs contemplatives de Saint-Jean ?
Un peu à l’instar des autres communautés fondées à la suite du Concile Vatican II, il y avait un effet « vitrine » : elle attirait par sa jeunesse. Quand on est jeune, en discernement de vocation, avec un désir absolu de donner sa vie à Dieu, quand on a le choix entre les soeurs vieillissantes du Carmel et une jeune communauté qui recrute par dizaines, c’est séduisant. Et puis, comme beaucoup, j’ai été piégée par l’intelligence du père Philippe.
Il vous a fallu onze années pour réaliser que vous étiez victime «d’emprise mentale». Qu’est-ce qui vous a empêchée, pendant toutes ces années, de prendre conscience de ce phénomène ?
C’est une manipulation mentale qui s’appuie sur l’abus spirituel : on va chercher dans la personne ce désir spirituel, cette soif d’absolu, de vivre un chemin de sainteté, et l’instrumentaliser pour prendre le contrôle sur elle. On est enfermé dans une « bulle spirituelle ».Un langage spirituel contrôle chaque aspect de la vie, du plus anodin au plus profond : la« volonté de Dieu », la « sainteté », la « charité », c’est de faire ceci, ou «cela, c’est contraire à la pureté du cœur », « cela, c’est contraire à l’obéissance », etc. En outre, il existe tout un vocabulaire de culpabilisation. On a du mal à en sortir, car dès que quelque chose ne va pas, on se dit : « c’est ma faute », « c’est moi qui suis trop sensible », « c’est moi qui n’ai pas compris » , etc. On est coupé de soi-même : on perd le droit de penser par soi-même, de questionner les choses car c’est « faire le jeu du démon qui cherche à me perdre et à diviser la communauté ».
Tout cela reposait sur une idée-phare qu’on vous inculquait : ne pas être « dans son vécu ». Vous appreniez, écrivez-vous, à « enfouir tout ressenti personnel et à écouter le réel ». Quel effet cette formation au « réalisme » a-t-elle eu sur vous ?
C’est l’aspect extrêmement pervers de l’enseignement du père Philippe, tel que je l’ai reçu chez les soeurs. Il se servait de cette philosophie dite « réaliste », à l’école du philosophe Aristote, pour nous dire que la vérité était ce qui existait en dehors de nous. C’était un anti-Descartes (« Je pense donc je suis ») : ce qui compte n’est pas ce que je pense, mais ce qui est en dehors de moi. C’était décliné dans chaque aspect de notre vie quotidienne. Par exemple, si à un moment donné, je me sens mal, ce n’est pas grave: ce qui compte, c’est l’enseignement que je reçois, ce que ma supérieure me dit. Tout était un dénigrement de notre intériorité. On perd la capacité à écouter sa conscience, on perd confiance en ce qu’on ressent ! On est coupé de soi-même. C’est une perte d’identité.
Cette emprise mentale est aussi physique : cela passait beaucoup par le corps et la santé, expliquez-vous.
La santé est l’un des domaines où il y a eu beaucoup d’abus. On ne pouvait voir que les médecins faisant partie du réseau de la communauté. Il était hors de question qu’une sœur aille par elle-même consulter qui elle voulait. Dans cette sorte de bulle, tout était pris en charge, sans aucun recul critique. Cette emprise sur le corps faisait qu’on était dépossédée de soi-même. Beaucoup de soeurs ont été médicamentées n’importe comment. J’ai eu la charge de l’infirmerie pendant un certain temps et j’ai alors demandé à suivre des formations à la Croix rouge, mais cela m’a été refusé au motif qu’il fallait être « pauvre ». J’ai pourtant donné des médicaments et fait renouveler des ordonnances.
En outre, les souffrances physiques et psychiques étaient totalement niées…
Quand une sœur s’est jetée du haut de sa fenêtre, les responsables de la communauté n’ont pas pris en compte la réalité de cette souffrance et l’horreur de cette mort. Notre fondatrice et le prieur général des frères nous ont annoncé la nouvelle en disant : « Son désir était d’aller au Ciel, suicide ou pas, on ne sait pas, mais peu importe, de toute façon, elle est heureuse. » Puis, on a demandé aux soeurs : « Qui veut être la prochaine à aller au Ciel ? », et tout le monde a levé la main ! On était déconnectées de la réalité et de la souffrance vécue corporellement, psychiquement. Je pense qu’il y avait énormément de souffrances psychiques. Depuis que j’ai écrit le livre, plusieurs anciennes soeurs me contactent et me racontent leurs souffrances.
Vous n’aviez pas le droit de parler aux autres soeurs de votre ressenti. En revanche, tout passait par une seule personne: votre supérieure, sœur Marthe. Une véritable dépendance affective malsaine s’est créée…
On touche bien cette réalité de l’abus spirituel : une personne, parce qu’elle est en position d’autorité spirituelle, fait intrusion dans votre vie et finit par en détenir toutes les clés, et elle seule.Il n’y avait aucun moyen d’équilibrer ce pouvoir absolu qu’elle avait sur moi et d’autres soeurs. Nous étions entrées dans la vie religieuse pour vivre une communion profonde avec Dieu, et finalement, nous avions une unité absolue avec elle, qui nous coupait de tout. Elle m’a coupée de mon père spirituel, de la possibilité de parler avec d’autres prêtres qui venaient pour les confessions. Quand un prêtre médecin a commencé à déceler mes souffrances psychologiques, elle m’a expliqué que je n’avais pas la permission de lui en parler…J’étais si cadenassée que je ne pouvais m’exprimer avec ma famille en toute liberté. Avec les soeurs, on avait beau vivre toute la journée les unes avec les autres, rien de personnel ne pouvait être partagé sous peine de se faire taper sur les doigts. Or, dans un milieu clos, comme un monastère, chaque détail est vécu avec une grande intensité. Il y avait donc un besoin naturel d’amitié, de pouvoir se confier à quelqu’un. D’un côté on crée un besoin, puis de l’autre on le satisfait : c’est le propre d’une réalité sectaire. Ici, la pauvreté relationnelle qui nous était imposée nourrissait notre dépendance affective à l’égard de sœur Marthe.
Une autre manière de vous soustraire du monde était la coupure de l’actualité. Vous écrivez avoir « manqué onze ans de l’histoire du monde » …
Pour reprendre cette image de bulle, une paroi était dressée. Il y avait un filtre aussi bien des choses vécues en interne qui ne pouvaient pas sortir à l’extérieur, que des choses vécues dehors ne pouvant entrer à l’intérieur. Quand il y a eu toutes les attaques de la presse contre la communauté : nous n’avons pas eu accès aux articles. En revanche, on nous a dit ce qu’il fallait en penser et comment réagir, et même comment embarquer nos familles dans une sorte de « contre-attaque » en leur demandant d’écrire des témoignages de confiance à destination de notre évêque. Mais il y a eu aussi des choses internes à la communauté : j’ai vu des frères débarquer et passer une « année sabbatique ». On nous disait que tel frère était « très fatigué par ses activités apostoliques », qu’il venait « se reposer ». J’ai su des années après, en lisant les articles, que ce frère avait été mis en cause dans des affaires sexuelles.
Puis, il y avait la coupure par rapport aux actualités. Je raconte quel traumatisme ce fut pour moi de prendre, quinze ans après, la mesure de ce qui s’était passé le du 11 septembre 2001, de réaliser à quel point j’avais été, à l’époque, dans une bulle spirituelle et d’égoïsme.
Qu’est-ce qui vous a permis, finalement, de prendre conscience de ces abus et de vous décider à quitter la communauté ?
La grande crise qui a éclaté lorsque le cardinal Barbarin a décidé de prendre des sanctions a joué son rôle. Mais elle est arrivée à un moment où j’étais déjà « préparée » à prendre un autre chemin. Je commençais à avoir des petites étincelles dans ma vie, des choses plus authentiques. D’abord au niveau spirituel, en intégrant un petit groupe de gens, au Québec où j’avais été envoyée, qui priaient très librement. Je réalisais que des personnes, autour de nous, pouvaient être de grands priants, tout en ayant une vie de famille, une vie professionnelle, et tout en se soutenant les uns les autres. Cela faisait un énorme contraste avec l’aridité de foi que j’éprouvais de plus en plus, et la solitude dans laquelle nous vivions. Ensuite, j’ai eu des liens d’amitié, notamment celui avec mon futur mari.
Aujourd’hui, avez-vous encore la foi ? Et avez-vous toujours foi en l’Église catholique?
J’ai la foi, plus que jamais. Et j’ai quitté l’Église catholique, mais pas à cause de mon expérience à Saint-Jean. En sortant de la communauté, je suis restée profondément catholique, je me suis mariée à l’église, je suis restée engagée dans une paroisse catholique. Mais ensuite, mon cheminement spirituel m’a conduite à me plonger dans une étude de la Bible. J’ai constaté un décalage avec un certain nombre d’enseignements de l’Église catholique. Alors j’ai fait un choix : aujourd’hui, je fréquente une église évangélique. Mais je n’appartiens plus à une Église, j’appartiens au Christ.
Quelles mesures pourrait prendre l’Église catholique pour prévenir davantage ces abus spirituels et dérives sectaires ?
Dans le droit canon, il est clairement dit qu’on distingue le for intérieur et le for extérieur. Donc, au sein d’une communauté religieuse, la direction spirituelle et le gouvernement politique doivent être exercés par des personnes différentes. L’institution a laissé se développer des situations où des personnalités très charismatiques se retrouvaient avec tous les pouvoirs entre les mains. Dans mon cas, cette fameuse sœur Marthe avait un rôle tentaculaire. Elle était à la fois maîtresse des novices, mère spirituelle de presque toutes les soeurs, enseignante, maîtresse des études, assistante de la prieure générale, référente d’un certain nombre de prieurés, etc.
Des mesures assez simples pourraient être mises en place au moment du recrutement. Nous, on n’a eu aucun discernement. J’ai eu ma propre responsabilité. Mais l’Église aurait pu dire que « toute personne qui souhaite entrer dans une communauté doit prendre l’avis de plusieurs personnes, y compris de celles extérieures à la communauté, et pouvoir se confesser en dehors de la communauté, être suivie spirituellement par un accompagnateur extérieur ».
Lorsqu’il reçoit en audience des communautés religieuses, le pape François évoque souvent l’importance de ce discernement. Il vaut mieux manquer de vocations, dit-il, plutôt que de vouloir « faire du chiffre », et recruter des personnes trop fragiles.
Je salue ses propos. Le problème de l’Église, c’est de vouloir protéger son image par rapport à ce qui pourrait la salir et de prioriser ses intérêts institutionnels. C’est pour cela qu’en général, on fait taire les victimes. Face à toutes les communautés vieillissantes et au manque de prêtres diocésains, c’est une aubaine pour l’Église d’avoir des jeunes prêtres qui reprennent en charge une paroisse. L’Église doit choisir entre son intérêt propre et la vérité sur la souffrance des victimes.
On dit qu’il faut se taire par miséricorde pour les personnes. Mais c’est faire fi des souffrances vécues par les victimes ! Il faut pardonner aux coupables, mais les victimes devraient offrir en silence leurs souffrances ? L’Église doit choisir la vérité et le véritable sens de la miséricorde.
La communauté Saint-Jean a-t-elle été capable de faire ce travail de vérité ?
Il y a sûrement encore beaucoup de travail à faire. La plupart des frères sont sortis du déni dans lequel ils étaient par rapport à leur fondateur – un travail similaire doit d’ailleurs être fait par rapport à sœur Alix, fondatrice des soeurs, dont Rome a reconnu aussi les défaillances graves en matière de chasteté. Mais le problème ne venait pas que du fondateur. Il y avait aussi beaucoup de frères qu’il a fragilisés ou pervertis. Un système pervers s’est créé. Il ne s’agit pas seulement de quelques cas assez médiatisés de pédophilie, mais d’une énorme réalité d’abus internes à la communauté, et cela, on ne l’a pas encore assez dit et reconnu : des abus spirituels et sexuels de frères en responsabilité par rapport à d’autres frères, des frères qui sous la forme d’accompagnement spirituel ont abusé de soeurs, et des frères prêtres ayant abusé de jeunes proches de la communauté.