Longtemps « enfants de l’église catholique », nous avons expérimenté la ferveur de cette piété centrée sur l’Eucharistie, avec le jeûne eucharistique, la communion à chaque messe, les temps d’adoration devant le Saint-Sacrement, la sacralisation du prêtre, ce ministre ordonné pour faire descendre Dieu sur l’autel…et tout cela, jusqu’à ce que le Seigneur nous plonge dans la vérité de sa Parole.
Nous avons essayé de partager dans un premier article comment nos recherches bibliques nous avaient conduits vers une interprétation symbolique/spirituelle et non pas littérale de l’Eucharistie. Nous proposons ici de faire un détour par l’histoire de l’église.
Les recherches historiques, sans être prioritaires à nos yeux, présentent, en effet, un très grand intérêt. Elles éclairent la question de l’Eucharistie de deux manières. Premièrement, elles battent en brèche l’idée selon laquelle « on a toujours cru » dans l’Eglise en la présence réelle. Deuxièmement, elles montrent que, sur la base de cette « présence réelle », l’église catholique a développé un culte eucharistique de plus en plus éloigné de la vérité et de la simplicité des Ecritures.
1. La présence réelle : une croyance antique et unanime ?
Le Concile de Trente, au 16ème siècle, l’énonce solennellement :
On a toujours été persuadé dans l’Église de Dieu que par la consécration du pain et du vin se fait un changement de toute la substance du pain en la substance du corps du Christ notre Seigneur et de toute la substance du vin en la substance de son sang. (Concile de Trente, §1642).
Pourtant, l’idée selon laquelle les dogmes actuels ont « toujours été crus » ne résiste pas aux données historiques, notamment sur la question eucharistique.
Sans doute, pour bien dater cette doctrine catholique, faut-il distinguer la croyance en la « présence réelle », et le concept théologique de « transsubstantiation ».
1.1. Les nuances de croyance chez les pères de l’Eglise
La croyance en la présence réelle et corporelle du Christ sous les espèces eucharistiques est visiblement perceptible chez certains pères de l’Eglise – mais non pas tous, et se décline en de nombreuses nuances.
Philip Schaff, auteur d’une Histoire de l’église chrétienne[2], distingue plusieurs positions parmi les pères, et mentionne la position littérale de Hilaire de Poitiers, Ambroise, et Gaudentius.
Mais pour beaucoup, les éléments du pain et du vin ne sont compris que comme des signes spirituels ou des symboles.
Citons par exemple Tertullien (environ 150-220) :
Quand Jésus Christ distribua le pain à ses disciples, il le fit son corps, c’est-à-dire la figure de son corps. [3]
Augustin, dans son commentaire du psaume 3, au sujet de la dernière Cène, parle de « cette admirable patience du Seigneur, qui tolère Judas comme s’il était bon ; qui n’ignore point ses pensées, et néanmoins l’admet à ce festin où il recommande et donne à ses disciples son corps et son sang sous des figures. » Ailleurs, il dit aussi :
L’Ecriture déclare que le sang de l’animal, c’est son âme; j’ai déjà dit que je n’ai pas à m’inquiéter de l’âme des animaux ; mais je puis ne voir dans cette parole qu’un symbole, ou mystère. Le Seigneur lui-même n’a pas hésité à dire : ‘Ceci est mon corps’, au moment où il donnait à ses Apôtres ce qui était le signe de son corps. (Contre Adimantus, chapitre 12, section 3).
Intéressante est cette remarque du père dominicain Ignace Berten[4]:
Pendant le premier millénaire de la pensée chrétienne, le sens de la distinction entre les expressions « corps mystique du Christ » et « corps réel du Christ » était à l’exact inverse du sens qui s’est généralisé au cours du second millénaire. Le corps réel du Christ était l’Église ; le corps mystique du Christ était l’eucharistie. C’est à partir du 13ème siècle que le sens s’inverse : on parle du corps réel du Christ dans l’eucharistie et du corps mystique du Christ pour désigner l’Église. Quoi qu’il en soit de l’usage des expressions, cela nous rappelle que la présence du Christ dans l’Église, et donc dans la communauté qui célèbre, est première par rapport à la présence eucharistique.
Citons encore Augustin, qui va effectivement dans ce sens :
Ce que vous voyez sur l’autel de Dieu, c’est le pain et la coupe : c’est cela que vos yeux vous signalent. Mais ce dont votre foi veut être instruite, c’est que ce pain est le corps du Christ, que cette coupe est son sang. Cela tient à une brève formule, qui peut suffire à la foi. Mais la foi cherche à s’instruire. Car vous pourriez me dire un jour : « Vous nous avez ordonné de croire. Donnez-nous une explication qui nous fasse comprendre. » En effet, « chacun de nous peut avoir cette pensée : Notre Seigneur Jésus Christ, nous savons d’où il tient sa chair, de la Vierge Marie. Enfant, il a été allaité, nourri, il a grandi, il est parvenu à l’état d’homme jeune. Il est mort sur la croix, puis il en a été détaché pour être enseveli. Il est ressuscité le troisième jour, et Il est monté au ciel le jour qu’il a voulu. C’est au ciel qu’il a élevé son corps, c’est de là qu’il viendra juger les vivants et les morts, c’est là qu’il réside présentement à la droite du Père. Alors, comment ce pain est-il son corps, et cette coupe, ou plutôt son contenu, peut-il être son sang ? Mes frères, c’est cela que l’on appelle des sacrements : ils montrent une réalité, et en font comprendre une autre. Ce que nous voyons est une apparence corporelle, tandis que ce que nous comprenons est un fruit spirituel. Si vous voulez comprendre ce qu’est le corps du Christ, écoutez l’Apôtre, qui dit aux fidèles : Vous êtes le corps du Christ, et chacun pour votre part, vous êtes les membres de ce corps (1 Co 12,17). Donc, si c’est vous qui êtes le corps du Christ et ses membres, c’est votre mystère qui se trouve sur la table du Seigneur, et c’est votre mystère que vous recevez. A cela, que vous êtes, vous répondez : « Amen », et par cette réponse, vous y souscrivez. On vous dit : « Le corps du Christ », et vous répondez « Amen ». Soyez donc membres du corps du Christ, pour que cet Amen soit véridique.[5]
Ainsi il apparait qu’au cours des premiers siècles de la chrétienté, une réelle diversité de compréhension existait au sujet de la Cène et du corps du Christ, certains étant tenants d’une interprétation littérale, d’autres symbolique, avec des contours plus flous qui, sans doute, ne gênaient personne.
1.2. Les querelles autour de la « transsubstantiation »
L’aspect de la « transsubstantiation », qui est plus technique, a le mérite de nous raccorder directement à ce que le magistère enseigne aujourd’hui et de se prêter, par le mot employé, à une « traçabilité » historique.
Le moine Paschase Radbert affirma en 831, dans son livre De corpore et sanguine domini :
Le pain et le vin, après avoir été consacrés par le prêtre, ne sont pas autre chose que la chair de Christ et son sang, pas autre chose que celle qui est née de Marie et a souffert sur la croix.
Cette compréhension « réaliste » suscite à l’époque un grand étonnement. La preuve en est que le roi Charles le chauve ordonne à un moine de la même abbaye, nommé Bertram (ou Ratramme) de Corbie, d’écrire un livre du même titre pour combattre cette étrange hérésie. Bertram y soutient la croyance en une présence « in figura » et refuse donc d’identifier le corps sacramentel avec le corps historique.
Au 11ème siècle, la controverse est relancée avec Bérenger de Tours qui affirme que le pain eucharistique n’a que valeur de signe. Pour lui, il est philosophiquement impossible que les «accidents » (ou caractéristiques sensibles) du pain demeurent, tandis que la substance du pain (dont ils dépendent) disparaitrait pour laisser totalement la place à une autre substance (celle du Christ).
Mais Bérenger est convoqué à Rome. Sous la contrainte, il professe la formule préparée à son intention : « Je suis d’accord que le pain et le vin placés sur l’autel, après la consécration ne sont pas seulement le symbole, mais le vrai corps et le vrai sang de Notre Seigneur Jésus-Christ ; et que de façon sensible, et pas seulement en symbole, mais en vérité, ils sont maniés et brisés, et broyés par les dents des fidèles… »
Une telle conception est approuvée par le pape Nicolas II au cours du Concile de Rome en 1050. La « transsubstantiation », en tant que mot, fait son apparition vers 1150. Elle devient article de foi en 1215 dans l’église catholique. C’est Thomas d’Aquin (1225-1274), dans sa Somme Théologique, qui formalise cette notion, en utilisant les « catégories » de la philosophie aristotélicienne pour en fournir une explication méthodique… tout en recourant à la toute-puissance de Dieu pour justifier ce qui ne peut l’être d’un point de vue philosophique. Son application à traiter la question eucharistique se comprend dans un contexte où toutes les opinions théologiques s’opposent farouchement. Le consensus n’est pas encore acquis (voir par exemple la querelle avec le philosophe Guillaume d’Occam).
La transsubstantiation est cependant érigée en dogme au Concile de Trente, pour contrer les critiques émises par les réformateurs (notamment John Wycliff dés le 14ème siècle, puis Luther, Calvin, etc)
Alors, la doctrine de la présence réelle a-t-elle toujours été crue dans l’église ? Loin s’en faut ! Elle ne s’est imposée que difficilement, au sein de discussions philosophico-théologiques passionnées.
1.3. Même en s’imposant comme dogme, la doctrine de la transsubstantiation a toujours été confrontée à ses contradictions internes
Thomas d’Aquin, lui-même, se débat avec toutes sortes de questions aussi complexes les unes que les autres…l’obligeant à de véritables exercices de contorsion intellectuelle.
Quand l’hostie consacrée est déplacée, est ce que le corps de Christ aussi se déplace ? Pas vraiment, dit-il, car la présence réelle du Christ dans l’Eucharistie n’est pas sous un mode « local » mais « sacramentel ». [6] S’il se déplace, c’est selon les dimensions du pain et non les siennes.
Si les espèces se dégradent, le corps du Christ se dégrade-t-il aussi ? Non, dit-il, car la substance du corps du Christ n’est pas liée aux caractéristiques sensibles du pain : lorsque le pain perd ses caractéristiques, la relation entre le pain et le corps du Christ est supprimée, et le Christ cesse d’être présent dans les espèces. [7]
Si le Christ est indivisible et qu’il est donc tout entier (corps, sang, âme, divinité) présent sous les apparences du pain, pourquoi et comment le « faire venir » une seconde fois en consacrant le vin ? Thomas expliquera que le corps du Christ est « sacramentellement » (ou directement) présent sous la forme du pain, et que son sang y est présent aussi, mais par ricochet ou « par concomitance réelle » (car là où est le corps, là est également le sang, et l’âme, et la divinité du Christ). [8]
Si le Christ est présent sur un autel, peut-il être présent sur d’autres autels en même temps, mais sans pour autant être multi-localisé? Est-il à la fois ici sur l’autel et là-haut, sur son trône céleste ? La présence du Christ dans le sacrement est-elle compatible avec son absence depuis l’Ascension ?
Le Christ a-t-il été doublement présent au moment de la Cène ? A-t-il tenu son propre corps dans ses mains ? L’a-t-il mangé ? Oui, dit Thomas[9], puisqu’il a tenu les espèces dans ses mains et les a consommées autant que ses disciples.
Christ souffre-t-il lorsqu’il est « croqué » par les communiants ? Non, car il n’est pas mangé sous son mode propre, mais seulement sous son mode « sacramentel ».[10]
Bref, comment peut-il « être là », sans pour autant être localisé, divisé, dimensionné, soumis à la corruption de la matière, capable de ressentir et de souffrir ? Comment ce qui est là peut être « le vrai corps né de la Vierge Marie » mais être exempt de toutes les propriétés d’un corps naturel ou physique? Comment ce qui est là peut être « le vrai corps né de la Vierge Marie » (comme cela est chanté dans le chant Ave Verum corpus) mais être exempt de toutes les propriétés d’un corps naturel ou physique? Tout cela a amené ce théologien à parler, non seulement de mode « sacramentel » de présence, mais aussi à admettre une « présence spirituelle »…. Puisque le corps du Christ n’est pas « présent selon le mode propre à un corps », Thomas pointe vers une « présence spirituelle, c’est-à-dire invisible, selon le mode et les propriétés d’un esprit »[11].
Comment alors, comprendre « Ceci est mon corps » lorsque ce « est » ne renvoie pas à une présence corporelle proprement dite, mais à un mode sacramentel (que Thomas d’Aquin ne définit pas vraiment, sinon par la négative) ou à une présence spirituelle qui, elle aussi, reste floue… ?
Difficile, tout compte fait, de maintenir une doctrine qui n’est fondée ni rationnellement ni bibliquement…
Ce manque de fondation, aussi bien dans la raison que dans la Révélation, explique sans doute pourquoi, au fil des siècles, la doctrine eucharistique, ainsi que le culte qui en a découlé, se sont égarés de plus en plus de la vérité biblique.
2. Les aberrations de l’histoire eucharistique
Nous nous appuierons ici notamment sur les recherches du père Jean Comby (Ⴕ), éminent professeur d’histoire de l’Eglise.[12] Notre propos sera simplement de dégager les grandes tendances de cette histoire eucharistique.
De même qu’une petite erreur au début d’un calcul peut conduire à une énorme erreur dans le résultat final, de même nous verrons que l’erreur doctrinale de l’église catholique par rapport à la présence réelle a engendré de grandes aberrations à travers les siècles.
2.1. L’émergence d’une fonction sacerdotale
A partir de l’empereur Constantin au 3ème siècle, nait un christianisme d’état, avec un double mouvement : l’institutionnalisation de l’église et l’assimilation des religions païennes de l’empire romain. C’est alors que surgit une fonction sacerdotale qui n’existait pas dans le Nouveau Testament. Le presbytre ou l’épiscope était un « ancien », avec une fonction d’enseignant et de pasteur. Il devient désormais un prêtre, c’est à dire sacrificateur. Derrière cela, il y a d’une part une séparation qui s’instaure entre le clergé et les laïcs, et d’autre part un changement de perception sur la dimension sacrificielle de la Cène : il ne s’agit plus seulement d’un sacrifice de louange (l’offrande de notre reconnaissance à Dieu pour le salut qu’il nous a acquis), mais d’un sacrifice à valeur propitiatoire (réconciliant les pécheurs avec Dieu)il ne s’agit plus seulement d’un sacrifice de louange (l’offrande de notre reconnaissance à Dieu pour le salut qu’il nous a acquis), mais d’un sacrifice à valeur propitiatoire (réconciliant les pécheurs avec Dieu). « Comme dans toutes les religions, le pouvoir sur le sacré, le pouvoir de faire venir Dieu dans le pain et le vin, le pouvoir de le manipuler, de le donner ou de le refuser, appartient à des spécialistes, les prêtres, hommes du sacré, qui tremblent devant ces « mystères effrayants » tandis que les simples fidèles se tiennent à distance. »[13] Une barrière s’installe à partir du 5ème siècle: par la langue (le latin, qui s’impose comme langue liturgique), les vêtements liturgiques (les présidents d’assemblée, jusqu’alors vêtus comme les laïcs, portent désormais une tunique blanche garnie d’ornements), la messe célébrée le dos aux fidèles, la récitation à voix basse des paroles de consécration (à partir du 5ème siècle en Occident, tandis qu’en Orient, le prêtre fait la consécration derrière une cloison couverte d’icones –l’iconostase). La « mise à part » du prêtre se renforce avec l’instauration du célibat obligatoire, au 12ème siècle (le 2e concile de Latran en 1132 prend un décret pour interdire l’ordination des hommes mariés). Evidemment, l’affirmation doctrinale de la présence réelle dans l’Eucharistie va accroitre l’aura et le pouvoir attribués au prêtre.
On est très loin de la spontanéité joyeuse et de la fraternité qui entouraient la « fraction du pain » dans l’église issue de la Pentecôte.
2.2. Le rejet de la communion à la main
Avec Charlemagne, vers la fin du 8ème siècle, la sacralisation de la liturgie fait qu’on écarte la communion à la main : l’hostie consacrée doit être directement réceptionnée sur la langue tandis que le fidèle est à genoux devant un banc de communion. C’est une rupture avec la manière de faire de Christ à la dernière Cène, et même avec les usages de l’église dont témoignait par exemple ce texte de Cyrille de Jérusalem au 4ème siècle : « Avec ta main gauche, fais un trône pour ta main droite car elle va recevoir le Roi. Courbe alors ta paume en creux et reçois le Corps du Christ en disant ‘Amen’. »
Autorisée à nouveau après le concile Vatican II, la communion à la main continue à être perçue par certains comme un « manque de respect ».[14]
2.3. La disparition de la coupe de vin
Quant à la communion à la coupe, elle disparait peu à peu pendant le Moyen-âge, pour être finalement interdite au Concile de Constance en 1415.
Probablement, la disparition de la coupe de vin obéit au départ à des raisons pratiques : la distribution nécessitait beaucoup de précautions, il était périlleux de manipuler les calices, avec le risque de renverser cette précieuse boisson[15].
Mais on va bientôt justifier la pratique par le raisonnement théologique. Le Concile de Trente au 16ème siècle va décréter que la communion sous les deux espèces n’a aucun caractère obligatoire:
Sans doute, le Seigneur Christ, lors de la dernière Cène, a-t-il institué et donné aux apôtres ce vénérable sacrement sous les espèces du pain et du vin. Cependant cette institution et ce don n’ont pas pour objet d’astreindre tous les chrétiens, par un décret du Seigneur, à recevoir les deux espèces. (§1727)
Le Concile de trente conclut aux paragraphes 1728 et 1729:
C’est pourquoi, bien qu’au début de la religion chrétienne l’usage des deux espèces n’ait pas été rare, cette coutume ayant très généralement changé avec le cours du temps, notre sainte Mère l’Église, sachant quelle autorité est la sienne dans l’administration des sacrements, fut amenée par des graves et justes causes à approuver cette coutume de communier sous l’une des deux espèces et à décréter que ce serait une loi qu’il n’est pas permis de blâmer ou de changer à son gré sans l’autorité de l’Église elle-même. » (§1728)
Il déclare en outre que, bien que notre Rédempteur, comme il a été dit plus haut, lors de la dernière Cène, ait institué et donné aux apôtres ce sacrement sous les deux espèces, il faut pourtant reconnaître que même sous l’une des deux espèces seulement on reçoit le Christ totalement et entièrement ainsi que le sacrement en toute vérité, et qu’en conséquence, en ce qui concerne le fruit du sacrement, ceux qui reçoivent une seule espèce ne sont privés d’aucune grâce nécessaire au salut. (§1729)
Avec quelle liberté l’église catholique traite-t-elle le commandement du Seigneur !
Une fantaisie de la théologie médiévale? Non, encore en 2020, les fidèles catholiques assidus à la célébration de la messe savent que cette privation de la coupe eucharistique est une anomalie qui perdure dans la plupart des lieux de culte. Le concile Vatican II (1963), en prônant « une participation plus parfaite à la messe », vise simplement une communion plus fréquente au « Corps du Seigneur ». La communion sous les deux espèces reste un rare privilège :
La communion sous les deux espèces, étant maintenus les principes dogmatiques établis par le Concile de Trente, peut être accordée, au jugement des évêques, dans les cas que le Siège apostolique précisera, tant aux clercs et aux religieux qu’aux laïcs ; par exemple : aux nouveaux ordonnés dans la messe de leur ordination, aux profès dans la messe de leur profession religieuse, aux néophytes dans la messe qui suit le baptême. [16]
2.4. L’argument de l’indivisibilité du Christ
Il fallait un véritable argument théologique pour justifier que les fidèles soient privés du calice : l’église va affirmer « l’indivisibilité » du Christ. En effet, le concile de Trente, après avoir pourtant dit qu’il y a « conversion de toute la substance du pain au corps, et de toute la substance du vin au sang de Jésus-Christ », définit un peu plus loin « que Jésus-Christ est présent tout entier sous chaque espèce et sous chaque parcelle des espèces, après leur séparation »[17].
Cette définition visait « l’erreur » de Luther, et, de manière générale les « utraquistes » qui rappelaient la nécessité de la communion sous les deux espèces. Mais elle éloignait aussi l’église de la simplicité des paroles de Christ à la dernière Cène : Jésus identifiait clairement le pain avec son corps, et le vin avec son sang.
2.5. La messe devient l’affaire du prêtre
Privés du calice, les fidèles communient en fait de moins en moins, ils « font leurs pâques » une fois l’an ; ils reçoivent l’ultime communion (le viatique) au moment de leur mort ; le reste du temps, ils se contentent d’une communion spirituelle. Le prêtre est généralement le seul à communier. Il est d’ailleurs encouragé à célébrer la messe en privé, par dévotion personnelle, ou pour accomplir son devoir en faveur des âmes défuntes. Les messes « solitaires » se multiplient, ainsi que les autels dans les monastères.
Bref, la messe devient essentiellement l’affaire du prêtre et du moine-prêtre. Il faut attendre l’époque de Pie X (1905) pour que l’église réhabilite en faveur des laïcs la communion régulière, voire quotidienne. C’est le Concile Vatican II qui réintègrera vraiment le peuple à la célébration de la messe.
2.6. Des règles strictes en matière de pureté
Il faut dire que la crainte entourant « ce saint et terrible mystère » motive des règles strictes en matière de pureté: confession obligatoire pour être en « état de grâce », abstention sexuelle (« trois jours avant la communion et la nuit suivante»[18]), et bien sûr jeûne alimentaire.
Alors que le Christ a institué l’Eucharistie au cours d’un repas (« pendant qu’ils mangeaient,… »), et que les premiers chrétiens vivaient la fraction du pain au cours d’un repas fraternel (cf. 1 Co 11), le concile de Carthage en 397 établit la règle du jeûne obligatoire pour l’accès à la communion. Au second concile de Braga en 572, on ordonne la déposition des prêtres qui n’auraient pas respecté le jeûne avant la célébration de la messe. Alors que le Christ a institué l’Eucharistie au cours d’un repas et que les premiers chrétiens vivaient la fraction du pain au cours d’un repas fraternel, l’église établit la règle du jeûne obligatoire. Au 13ème siècle, dans sa Somme Théologique, Thomas d’Aquin écrit qu’« il n’est pas permis de prendre ce sacrement après avoir pris de l’eau, ni une autre nourriture ou boisson, ni même un remède, en si petite quantité que ce soit. »[19]
Seuls sont dispensés de ce jeûne, les malades qui sont à l’article de la mort.
En 1906-1907, Pie X facilite l’accès à la communion des malades, en dispensant du jeûne ceux qui sont alités depuis un mois et sans espérance de guérison. Le code de droit canon de 1917 maintient l’obligation de se priver de nourriture et de boisson (y compris l’eau) depuis minuit avant la communion.
Des allègements progressifs vont aboutir à la règle définie par le droit canon de 1983: jusqu’à aujourd’hui est maintenue l’obligation de se priver de nourriture et de boisson, à l’exception de l’eau et des médicaments, une heure avant la communion.
On ne trouve aucune trace biblique de ces fardeaux mis sur les épaules des fidèles.
2.7. La sacralisation des paroles de la consécration
Les paroles de la consécration sont sacralisées jusqu’à devenir l’élément qui « fait » l’Eucharistie.
Voici ce qu’écrit Thomas d’Aquin par exemple:
Le sacrement de l’eucharistie est pleinement réalisé dans la consécration même de la matière, tandis que les autres sacrements ne sont pleinement réalisés que dans l’application de la matière à l’homme qu’il s’agit de sanctifier[20].
En d’autres mots, alors que l’eau doit être aspergée sur le catéchumène pour que la vertu du sacrement du baptême soit effective, le Corps et le Sang de Christ, eux, sont présents, en raison des paroles de consécration, qu’ils soient ou non consommés.
Pourtant, la réalité biblique pointe, non pas seulement vers le pain et le vin, mais vers le « manger » et le « boire ».
D’autre part, on n’entend pas résonner dans le Nouveau Testament les paroles de la consécration. Les premiers chrétiens redisaient-ils les mots de Jésus pendant la « fraction du pain » ? Sans doute, mais sans les valoriser plus que les autres aspects de cette liturgie. Car le Christ leur a demandé de « faire ceci en (sa) mémoire », donc de perpétuer un geste, et non pas de répéter formellement des paroles. D’ailleurs, comme le remarque le dominicain Ignace Berten[21], « il n’existe aucune prière eucharistique antérieure au concile de Nicée (325) dont on puisse prouver qu’elle contenait les paroles de l’institution ».
Remarquons enfin que l’emphase mise sur les paroles de la consécration a plongé les théologiens médiévaux dans d’interminables controverses : à quel moment exact a lieu la transsubstantiation ? Est-ce lorsque commence la première syllabe ? Ou lorsque la dernière tombe ? Ou lorsque le prêtre prononce le « est » ? Ou bien encore, comme le prêchent les églises orientales, au moment de l’épiclèse (invocation de l’Esprit Saint) ?
2.8. L’adoration du Saint-Sacrement
Le culte eucharistique est donc coupé de l’absorption des éléments, et même de la messe elle-même. La communion est le plus souvent donnée aux fidèles en dehors de la messe proprement dite, avant ou après.
Puis, avec l’adoration du « Très Saint Sacrement », on isole totalement la présence réelle de l’évènement spirituel nommé « Repas du Seigneur ». L’hostie consacrée n’est plus à consommer, mais à contempler et honorer. Elle n’est plus partagée entre frères, « membres du même Corps » (1 Co 10), elle peut être adorée en privé ou par des fidèles qui se relaient devant l’ostensoir.
C’est à partir du 13ème siècle que fleurit toute une piété populaire autour de l’« adoration eucharistique ». Eudes de Sully, évêque de Paris de 1197 à 1208, ordonne pour la première fois d’élever l’hostie après la consécration. Son successeur préconise d’agiter une clochette pendant l’élévation. On met en place des confréries du Saint Sacrement, des processions eucharistiques. L’hostie consacrée n’est plus à consommer, mais à contempler et honorer. Elle n’est plus partagée entre frères, « membres du même Corps », elle peut être adorée en privé.La fête du « Corpus Christi » (ou « Fête-Dieu ») est instituée en 1264 après la vision dont aurait été gratifiée sœur Julienne du Mont Cornillon. Tout cela, sur fond de miracles eucharistiques (hostie sanglante durant la messe de Bolsène en 1263, « miracle des billettes » en 1290….). L’hostie consacrée est désormais placée dans de luxueux ostensoirs. L’adoration nocturne voire perpétuelle est encouragée.
C’est une façon de réintégrer les fidèles dans un culte qui les a laissés de côté depuis longtemps, mais encore une fois sans aucun fondement dans les Ecritures. Dans le Nouveau Testament, on ne voit aucune trace de ce type de dévotion, centrée sur le Corps, séparée du repas de la Cène.
2.9. Une efficacité quasi-magique
On finit par conférer à la messe et au Saint Sacrement exposé une efficacité qui frôle la magie. La piété populaire perd toute mesure.
En plein cœur du Moyen-âge, la croyance en l’efficacité de la messe, par exemple pour le pardon des péchés et notamment pour la délivrance des âmes du purgatoire, entraine paradoxalement une pression à multiplier ces messes. Les prêtres s’organisent pour dire le maximum de messes dans un minimum de temps (d’où les « messes emboitées » ou « messes gigognes »)[22]
Une hystérie s’empare des fidèles qui se précipitent au moment de l’élévation, car la vue de l’hostie garantirait de la mort subite pendant la journée.
On promène le Saint-Sacrement en toutes sortes d’occasions, par exemple pour protéger les récoltes menacées » [23]
Et parce que la présence réelle a un caractère passager, correspondant au temps de digestion de l’hostie, on cherche à augmenter cette « grâce » en communiant avec une hostie plus grande.
En réponse à toutes ces exagérations superstitieuses, largement critiquées par les Réformateurs, les catholiques de la Contre-Réforme basculent ensuite dans un type de dévotion totalement inverse : la tête reste baissée, l’hostie ne doit plus être regardée, en signe de respect pour le Corps de Christ.
2.10. L’Eucharistie dissociée de la foi
Dissociée de la liturgie de la Cène, l’eucharistie catholique est aussi fondamentalement dissociée de la foi.
La doctrine catholique affirme que la présence réelle est opérée du fait même du sacrement (« ex opere operato »). Elle ne dépend donc pas de la sainteté, de la foi ou de la morale du prêtre ni des communiants.
CEC 1128 : Les sacrements agissent ex opere operato (littéralement : « par le fait même que l’action est accomplie »), c’est-à-dire en vertu de l’œuvre salvifique du Christ, accomplie une fois pour toutes. Il s’ensuit que « le sacrement n’est pas réalisé par la justice de l’homme qui le donne ou le reçoit, mais par la puissance de Dieu. » (St Thomas d’Aquin). Dés lors qu’un sacrement est célébré conformément à l’intention de l’Eglise, la puissance du Christ et de son Esprit agit en lui et par lui, indépendamment de la sainteté personnelle du ministre.
CEC 1550: Cette présence du Christ dans le ministre ne doit pas être comprise comme si celui-ci était prémuni contre toutes les faiblesses humaines, l’esprit de domination, les erreurs, voire le péché. La force de l’Esprit Saint ne garantit pas de la même manière tous les actes des ministres. (…) Dans les sacrements cette garantie est donnée, de sorte que même le péché du ministre ne peut empêcher le fruit de grâce.
CEC 1584: Puisque en fin de compte c’est le Christ qui agit et opère le salut à travers le ministre ordonné, l’indignité de celui-ci n’empêche pas le Christ d’agir (cf. Cc. Trente : DS 1612 ; DS 1154). S. Augustin le dit avec force : « Quant au ministre orgueilleux, il est à ranger avec le diable. Le don du Christ n’en est pas pour autant profané, ce qui s’écoule à travers lui garde sa pureté, ce qui passe par lui reste limpide et vient jusqu’à la terre fertile…. La vertu spirituelle du sacrement est en effet pareille à la lumière : ceux qui doivent être éclairés la reçoivent dans sa pureté et, si elle traverse des êtres souillés, elle ne se souille pas. » (Augustin, ev. Jo. 5, 15).
La présence réelle ne dépend pas plus de la disposition du communiant : elle est un « en-soi », elle est donnée de manière objective, indépendamment du degré de foi de celui qui l’absorbe ou la regarde. La Cène, comprise comme un rite de continuation, n’avait de sens et d’existence que pour celui qui pouvait percevoir dans la foi la signification des éléments.L’incrédulité ne rend pas la présence irréelle (elle la rend seulement moins efficace, moins fructueuse). Ainsi, l’athée, comme le croyant, absorbe le Corps du Christ. L’athée placé devant l’ostensoir est exposé, autant que le croyant, à la présence réelle.
Dans cette logique, l’église catholique considèrera qu’une personne fanatique qui dégrade des hosties consacrées, non seulement va blesser la foi des croyants en attaquant un signe auquel ils sont attachés, mais va profaner le corps réel du Christ.
Et si un animal grignote une hostie, il grignote aussi le corps du Christ :
Même si une souris ou un chien mange une hostie consacrée, la substance du corps du Christ ne cesse pas d’exister sous les espèces aussi longtemps que ces espèces subsistent, c’est-à-dire aussi longtemps que la substance du pain subsisterait.[24]
Chosifier la présence du Christ, la dissocier de la foi, et même de l’esprit humain, cela n’a rien à voir avec le témoignage des Ecritures. L’histoire de l’église montre que le Repas du Seigneur n’était proposé qu’aux croyants, qui plus est aux croyants déjà passés par les eaux du baptême. Pas seulement parce qu’on avait peur de « jeter les perles aux pourceaux ». La Cène, comprise comme un rite de « continuation », n’avait de sens et d’existence que pour celui qui pouvait percevoir dans la foi la signification des éléments.
Sans la foi, l’eau du baptême n’est pas seulement inefficace, elle n’est que de l’eau. Sans la foi, le pain n’est que du pain. Un signe spirituel n’existe que pour celui qui accède à sa signification par l’adhésion de foi.
Par le dogme de la présence réelle, la doctrine catholique s’est totalement affranchie de ce réalisme sacramentel.
2.11. La présence eucharistique supplante tous les autres modes de présence
En fait, la présence eucharistique, parce qu’elle a été considérée comme « substantielle », a fini par surpasser/relativiser tous les autres modes par lesquels le christ se rend présents à nous :
*sa présence au milieu des frères réunis en son nom :
Là où deux ou trois sont ensemble en mon nom, je suis présent au milieu d’eux
Et voici : je suis moi-même avec vous chaque jour, jusqu’à la fin du monde.
Le Seigneur travaillait avec eux et confirmait leur prédication par les signes miraculeux qui l’accompagnaient.
Quand ce jour viendra, vous connaitrez que je suis en mon Père ; vous saurez aussi que vous êtes en moi, et que moi je suis en vous.
Si quelqu’un m’aime, il obéira à ce que j’ai dit. Mon Père aussi l’aimera : nous viendrons tous deux à lui et nous établirons notre demeure chez lui.
L’église catholique accueille ces diverses présences du Christ dans son Eglise mais ne va pas hésiter à élever la présence eucharistique au-dessus de toutes les autres, en raison de son mode « substantiel » : Christ est présent « surtout sous les espèces eucharistiques » (cf. par exemple Mediator Dei, Pie XII, 1947). Le Catéchisme répète qu’elle est la présence « par excellence » (CEC 1374).
Or, nous ne voyons nulle part dans les Ecritures que Christ mette une quelconque hiérarchie entre les différents modes de sa présence au milieu de nous et en nous.
D’ailleurs, Jean, dans son Evangile, ne mentionne pas l’institution de l’Eucharistie comme telle. En revanche, il replace dans le contexte de la dernière Cène, le geste du lavement des pieds ainsi que les ultimes enseignements du Christ à ses apôtres (chapitres 13 à 17). Jean serait-il donc passé à côté de la présence christique « par excellence » ?
2.12. Le combat mené contre les Ecritures
Si elle a fait de l’Eucharistie « la source et le sommet de la vie ecclésiale » (CEC 1324), l’église catholique a en même temps piétiné les Ecritures, se développant alors comme un monstre difforme.
Voici quelques repères historiques, saisissants de contraste.
Nous avons vu comment, en plein cœur du 13ème siècle, la dévotion eucharistique prend une ampleur inédite.Le Corps eucharistique de Jésus parcourt les villages et les chemins de campagne, pendant que sa Parole est ligotée.Exactement à la même époque, l’institution catholique, inquiète de la croissance des « sectes » vaudoises et albigeoises (les ancêtres de la Réforme protestante), intervient brutalement pour stopper la traduction et la diffusion de la bible, en usant des pouvoirs de l’Inquisition:
En 1229, le concile de Toulouse promulgua le canon suivant (canon 14) : ‘Nous prohibons qu’on permette aux laïques d’avoir les livres de l’Ancien et du Nouveau Testament, à moins que quelqu’un ne désire, par dévotion, posséder un psautier ou un bréviaire pour le service divin, ou les heures de la bienheureuse Vierge. Mais nous leur défendons très rigoureusement d’avoir en langue vulgaire même les livres ci-dessus’. Le même concile établissait le tribunal de l’Inquisition et lui traçait par les lignes suivantes un programme d’action : « On détruira entièrement jusqu’aux maisons, aux plus humbles abris et même aux retraites souterraines des hommes convaincus de posséder les Écritures. On les poursuivra jusque dans les forêts et les antres de la terre. On punira sévèrement même quiconque leur donnera asile ». [25]
Et, de fait, dans ces années-là, on brûle des « hérétiques » sur les buchers de l’Inquisition.
Cette défiance vis-à-vis de la liberté de traduction, d’impression, de diffusion et de lecture des Ecritures marque encore le Concile de Trente au 16ème siècle. Dans la Profession de foi de Trente, à laquelle doivent se soumettre tous les prêtres catholiques, on lit l’article XXI :
Nous confessons que l’Écriture sainte est imparfaite et lettre morte tant que le Souverain Pontife ne l’a pas expliquée et n’en a pas permis la lecture aux laïques.
Ainsi, le Corps eucharistique de Jésus parcourt les villages et les chemins de campagne, pendant que sa Parole est ligotée.
2.13. L’Eucharistie enfermée dans la morale
L’eucharistie est enfermée dans un prisme moralisateur. Elle n’est plus vue comme mémorial du don salvifique de Christ à la Croix, mais d’abord comme une récompense, puis comme un « remède ».
Durant les siècles marqués par la rigueur janséniste (17ème à 19ème siècles), l’eucharistie est la récompense rare à un comportement moral exceptionnel. Le pécheur doit être tenu à distance de ce grand mystère. Bien significative est la lettre envoyée par un curé, un soir de Noël à son évêque : « Monseigneur, réjouissez-vous avec moi. Il n’y a pas eu de communion sacrilège aujourd’hui, car je n’ai pas ouvert le tabernacle. » [26] A une époque encore pas si lointaine, la Petite Thérèse et ses sœurs du carmel de Lisieux étaient soumises au jugement de leur confesseur qui, seul, pouvait les autoriser à communier.
La démocratisation de l’accès à la communion, initiée par Pie X au début du 20ème siècle, est motivée par un regard inversé, puisqu’on encourage désormais l’accès à l’eucharistie – mais c’est toujours le regard moral qui prime :
Jésus Christ et l’Église désirent que tous les fidèles s’approchent chaque jour du banquet sacré, surtout afin qu’étant unis à Dieu par ce sacrement, ils en reçoivent la force de réprimer leurs passions, qu’ils s’y purifient des fautes légères qui peuvent se présenter chaque jour et qu’ils puissent éviter les fautes graves auxquelles est exposée la fragilité humaine: ce n’est donc pas principalement pour rendre gloire à Dieu, ni comme une sorte de faveur et de récompense pour les vertus de ceux qui s’en approchent. (Décret pontifical du 20 décembre 1905)
La communion eucharistique devient littéralement un « remède à la fragilité humaine », un médicament (« pharmaco ») contre les passions et les péchés qu’elles engendrent.
C’est dans cette perspective-là que le pape Pie X choisit d’ouvrir la communion aux petits enfants. On est convaincu que la communion les aidera à réprimer leurs pulsions, spécialement à l’âge de la puberté.
2.14. La crispation sur les éléments matériels de la Cène
Le catéchisme l’enseigne nettement :
CEC 1412: Les signes essentiels du sacrement eucharistique sont le pain de blé et le vin du vignoble
Cette insistance sur la matière du sacrement a été réaffirmée récemment, à la demande du pape François, dans une lettre circulaire aux évêques, intitulée « Un pain et un vin authentiques pour la célébration de la messe » (8 juillet 2017).
Cette lettre rappelle les instructions déjà émises en 2004 :
Le saint Sacrifice eucharistique doit être célébré avec du pain azyme, de pur froment et confectionné récemment en sorte qu’il n’y ait aucun risque de corruption. Par conséquent, le pain fabriqué avec une autre matière, même s’il s’agit d’une céréale, ou le pain, auquel on a ajouté une autre matière que le froment, dans une quantité tellement importante que, selon l’opinion commune, on ne peut pas le considérer comme du pain de froment, ne constitue pas la matière valide de la célébration du Sacrifice et du Sacrement de l’Eucharistie. [27]
Le saint Sacrifice eucharistique doit être célébré avec du vin naturel de raisins, pur et non corrompu, sans mélange de substances étrangères. Durant la célébration de la Messe elle-même, on doit ajouter un peu d’eau au vin. Il faut prendre soin de conserver en parfait état le vin destiné à l’Eucharistie, et de veiller à ce qu’il ne s’aigrisse pas. Il est absolument interdit d’utiliser du vin dont l’authenticité et la provenance seraient douteuses: en effet, l’Église exige la certitude au sujet des conditions nécessaires pour la validité des sacrements. Aucun prétexte ne peut justifier le recours à d’autres boissons, quelles qu’elles soient, qui ne constituent pas une matière valide. [28]
La lettre de 2017 ajoute quelques détails, tels que l’invalidation des hosties totalement privées de gluten.
Cette crispation sur la matière des éléments utilisés pour l’Eucharistie n’est-elle pas étonnante ?
Concrètement, on voit la difficulté que cela induit pour des communautés ecclésiales situées dans des parties du monde où le blé et la vigne ne sont guère répandus.
Sur le fond, il y a une volonté de fidélité absolue à la manière de faire du Christ. Cependant, rien n’indique que les premières générations de chrétiens aient trouvé nécessaire d’imiter strictement l’évènement de la dernière Cène, en utilisant uniquement du pain azyme par exemple. Bien au contraire, la simplicité qui entoure la « fraction du pain » dans le livre des Actes laisse penser que ce rituel s’accommodait du pain le plus ordinaire. De plus, on peut questionner le « deux poids deux mesures » de l’église catholique : car cette rigueur qui porte sur le choix de la matière, disparait par exemple complètement pour des aspects aussi importants que la communion sous les deux espèces…
CONCLUSION
Toutes ces tendances décelées dans l’histoire démontrent clairement ceci : une doctrine née d’une mauvaise interprétation des textes bibliques accouche de croyances et de pratiques encore plus éloignées de la Révélation. L’église catholique s’est déconnectée des Paroles de Christ, de l’action liturgique, de la réalité de l’Eglise comme Corps, de la foi, tout en absolutisant des aspects moraux et matériels qui étaient étrangers à l’évènement de la dernière Cène.
Jésus interpelait sévèrement les chefs religieux de son époque qui avaient tordu les Ecritures en y ajoutant toutes sortes de préceptes et de pratiques, nés de leur imagination et de leur soif de pouvoir :
Isaïe a bien prophétisé de vous, hypocrites, ainsi qu’il est écrit : « Ce peuple m’honore des lèvres ; mais leur cœur est loin de moi. Vain est le culte qu’ils me rendent, les doctrines qu’ils enseignent ne sont que des préceptes humains. » Vous mettez de côté le commandement de Dieu pour vous attacher à la tradition des hommes.
[1] Vatican II, Lumen Gentium, 11 ; CEC 1324.
[2] https://parlafoi.fr/2017/08/08/les-peres-de-leglise-et-la-presence-reelle-de-christ-dans-leucharistie-2/
[3] Contre Marcon, tome IV, 40.
[4] www.laicsdominicains.be, La présence du Christ dans l’Eucharistie, octobre 2015.
[5] Sermon 272.
[6] Somme Théologique, III, 75, 1, 3a.
[7] Somme Théologique, III, 76, 6, 3a.
[8] Somme Théologique, III, 76, 2.
[9] Somme Théologique, III, 81, 1.
[10] Somme Théologique, III, 77, 7.
[11] Somme Théologique, III, 75, 1, 4a.
[12] Lire en particulier « Le Jour du Seigneur-Histoire de l’Eucharistie », synthèse d’un cours donné au Centre Saint-Bonaventure, 2002-2003 ; « L’Eucharistie au 20éme siècle ».
[13] Père Jean Comby, Le Jour du Seigneur- Histoire de l’Eucharistie, p.7
[14] cf. le cardinal Sarah, préfet de la Congrégation pour le culte divin qui, dans la préface d’un livre publié en 2018, pose la question suivante: « Pourquoi nous obstiner à communier debout et dans la main ? Pourquoi cette attitude de manque de soumission aux signes de Dieu ? »
[15] Cf. Somme Théologique, III, 80, 12.
[16] Voir Concile Vatican II, sacrosantum Concilium, §55.
[17] sess. XIII, can. 3
[18] Ibid, p.8
[19] somme Théologique ( IIIa, q.LXXX,a. 8, ad 4um)
[20] Somme Théologique III,73, 1.
[21] La présence du Christ dans l’Eucharistie, octobre 2015.
[22] « Pratique consistant à chanter la messe jusqu’à l’offertoire, puis à la poursuivre à voix basse, tandis qu’un autre prêtre montait à l’autel et commençait une autre messe, et ainsi de suite », cf. Dominique Letourneau, Les mots du christianisme.
[23] Jean Comby, Histoire de l’Eucharistie, p. 9
[24] Somme Théologique, III, 80, 3, 3a.
[25] Daniel Lortsch, Histoire de la bible en France, 1910, partie 1, chapitre 2, point 5, publié sur www.bibliquest.net
[26] Cité par J.M Derély, sj, Les décrets eucharistiques du bienheureux Pie X, p 898, dans Nouvelle Revue Théologique 2020.
[27] Instruction Redemptionis Sacramentum, 2004, § 48
[28] Instruction Redemptionis Sacramentum, 2004, § 50