Nous publions ici, avec son aimable autorisation, le témoignage remarquable de « Luz Mawada », une ancienne sœur de la Fraternité monastique de Bethléem. Nous avons la conviction que cette analyse pourra apporter lumière et réconfort à d’autres victimes d’abus psychologique et spirituel ou à leurs proches. Nous prions qu’à travers de tels témoignages, à la fois lucides et dépourvus de haine, le Seigneur continue à « proclamer aux captifs la libération, aux aveugles le recouvrement de la vue, (et à) apporter la délivrance aux opprimés ». (Lc 4.18)
Au-delà du silence
Le 1er mai 2022
Seuls la lumière et l’amour me poussent à écrire discrètement encore, mon expérience. J’ai attendu jusqu’à maintenant en essayant de purifier et de nettoyer tout sentiment de culpabilité ou de ressentiment; il est difficile d’être complètement propre, je sais, mais je pense que des larmes abondantes et le sage ami appelé “temps”, ont su nettoyer ce qui aurait pu m’émouvoir, dans un désir de retourner la pierre dont on m’a lapidée. Ce n’est pas ce que je veux, et je ne cherche à faire de mal à personne, bien au contraire.Dans cette lumière et dans cet amour que j’ai tant entendu proclamer à Bethléem, j’écris ce qui suit. Et dans le respect que j’ai toujours eu et que je garderai pour cette Famille monastique, ses dirigeants et tous ses membres.
Luz Mawada est le nom que sœur Marie pensait me donner le jour de ma prise d’habit, le 2 juillet 1999, ce nom signifiant le cœur même du charisme de Bethléem : lumière et amour, Luz en espagnol, à cause de mes racines maternelles espagnoles, et Mawada à cause de mes racines paternelles arabes. Cependant, quand je lui ai dit la signification de mon nom de baptême : appelée par l’Église et glorieuse, cela lui a semblé encore mieux, puisque c’était une confirmation de ma vocation pour la vie de Bethléem, appelée par l’Église à vivre ce que vit la Vierge Marie dans la gloire de la Sainte Trinité.
Ce jour de ma prise d’habit était très étrange, je me sentais malheureuse, artificielle, alors que je désirais ce moment depuis longtemps, mais beaucoup de choses s’étaient déjà passées.
J’ai rencontré la Famille Monastique de Bethléem au début de 1996, j’avais 24 ans. Dans ma quête pour réaliser ma vocation de vie contemplative, j’avais d’abord vécu une expérience dans un monastère dominicain. Les supérieures m’avaient dit croire en ma vocation mais pas pour la vie communautaire qu’elles menaient, du fait que je ne pouvais pas manger toute la nourriture qui était servie au réfectoire à cause de problèmes digestifs, et qu’il m’était difficile de me lever à une heure du matin, ne parvenant pas à me rendormir ensuite. Elles m’ont alors conseillé de rechercher une vie plus solitaire, avec un rythme compatible avec mes besoins physiques. J’ai donc visité un autre monastère dominicain, puis un monastère bénédictin, où j’ai reçu les mêmes réponses.
Alors, avec mon père spirituel, j’ai commencé à considérer la possibilité de me rendre à la Chartreuse, en France. C’est alors qu’une amie m’a procuré une brochure d’un monastère de Merlo, San Luis, de religieuses, filles de Saint Bruno, qui vivent comme les chartreux : les sœurs de Bethléem. Je suis allée les rencontrer un week-end : apparemment, elles vivaient comme les chartreuses, et en plus, elles étaient implantées en Argentine !
A mon arrivée, j’ai trouvé la prieure qui m’a reçue avec beaucoup de sympathie, de douceur et d’attention. Malgré son accent français, elle se faisait très bien comprendre et riait de ses propres fautes de langage. Elle donnait l’impression d’être humble. Puis vint la sœur vicaire, qui me couvrit également d’attentions. Je ne m’étais jamais sentie aussi importante.
J’ai vécu dans la solitude ces trois jours et j’ai senti que c’était vraiment ce que je recherchais, il n’y avait aucun problème par rapport à ma santé et on m’a dit que mes repas correspondaient exactement à ceux de Bethléem.
Au terme de ces trois jours, la prieure m’a dit que pour vraiment savoir si j’étais appelée à cette vie, il me fallait vivre une expérience de trois mois avec elles, quitter le travail que j’avais, ma famille, faire comme si je m’apprêtais à entrer dans la communauté pour toujours. Je lui ai demandé : « Mais s’il s’avérait plus tard que je ne peux pas vivre cette vie, que je n’y suis pas vraiment appelée… ? Je n’aurais plus de boulot ! ». C’est ce qui m’inquiétait le plus, car j’avais réussi à trouver un travail de secrétaire dans une entreprise, et c’était un bon poste. Elle a répondu : « Dieu y pourvoira », puis m’a demandé : « Aimez-vous votre travail plus que Dieu ? ». Ma soif de me donner complètement à Dieu était très grande, même si je ne voyais toujours pas clairement le chemin.
J’étais animatrice de groupes de jeunes dans la paroisse, j’avais beaucoup d’activités, un bon travail, beaucoup d’amis, de bonnes relations avec ma famille, même si je n’avais pas mes parents, mes frères et neveux étaient tout pour moi. J’avais une grande autonomie et une confiance en moi reconnue de tous. Humainement, disons que j’avais bien réussi. Restait cette soif de me donner complètement à Dieu, dans une vie d’intimité plus divine, avec cet espace solitaire que seul Dieu peut combler.
Dans ma paroisse j’avais reçu une formation droite et profonde, je pense que cela m’a beaucoup aidée à ne pas tomber complètement dans un système destructeur.
En plus de quitter mon gagne-pain, j’ai également dû abandonner mes hobbies comme la guitare et la lecture. La guitare et les livres étaient mes passions, je trouvais en eux une nourriture et un équilibre intellectuel, spirituel et émotionnel.
Il ne me restait plus qu’à retourner au travail pour donner ma démission, dire au revoir à ma famille sans donner beaucoup d’explications, la décision étant prise, éviter mes amis pour échapper à des explications impossibles… comme si dire quelque chose était déjà un péché, bref, demeurer déjà très discrète.
La prieure m’a donné à lire chez moi la lettre de Saint Bruno à son ami Raul, et la lectio de la Samaritaine que j’avais commencée : « … si tu savais le don de Dieu et qui est celui qui te demande : donne-moi à boire… !”
Il ne me restait plus qu’à retourner au travail pour donner ma démission, dire au revoir à ma famille sans donner beaucoup d’explications, la décision étant prise, éviter mes amis pour échapper à des explications impossibles… comme si dire quelque chose était déjà un péché, bref, demeurer déjà très discrète.
Même ici, dans ce témoignage, je resterai assez discrète, sans trop m’étendre, car en réalité il y aurait beaucoup plus à dire.
Merlo
Je suis retournée à Merlo le mois suivant (février 1996) pour faire cette expérience de trois mois, qui était vraiment comme un saut dans le vide. J’ai tout laissé, absolument tout.
On m’a conduite à mon ermitage, dans lequel j’ai été surprise de trouver un grand oratoire et un tabernacle. J’ai demandé pourquoi il y avait un tabernacle dans mon ermitage, la sœur B m’a dit qu’une sœur professe avait été là quelques jours auparavant, et que les profès ont le droit d’avoir le Saint-Sacrement dans l’oratoire de leur cellule. Elle m’a demandé si je voulais l’avoir. C’était possible, et cela pouvait rendre mon expérience encore meilleure, avec Jésus toujours à mes côtés. J’ai eu l’impression qu’elle avait confiance en moi, qu’elle me voyait déjà comme une sœur professe. Elles semblaient être sûres que j’avais la vocation. Elle m’a aussi dit que c’était une des différences entre Bethléem et les chartreux : « ils n’adorent pas Jésus dans leurs cellules, nous le faisons, c’est un privilège que l’Église nous a accordé ».
Cette possibilité, comme d’autres privilèges de Bethléem, comme avoir sa propre liturgie avec des éléments de l’Orient et de l’Occident, donne ainsi un sens d’unité ecclésiale. Et surtout, le grand privilège d’avoir la Vierge Marie comme « fondatrice, prieure et staretz ».
Tout cela semble magnifique, unique et attrayant, mais dans la vie, tout au long de cette vie, cela devient très lourd et compliqué. Par exemple, lorsqu’il s’agit de changer de monastère, c’est toute une affaire d’emporter nos livres liturgiques (car il n’y en a pas qu’un) et les annexes, les feuilles volantes de chants sans cesse testées et ajoutées… bref, au moins deux valises pleines rien qu’avec les affaires de liturgie.
Il y avait aussi les longues célébrations à l’église, en particulier les solennités précédées d’un jeûne. Il m’est arrivé plusieurs fois de faire des malaises en pleine liturgie.
Le Saint-Sacrement dans l’ermitage, quand c’est un grand ermitage avec un bon oratoire, ça peut aller… mais il y a des ermitages qui sont très petits et précaires et il faut bien reconnaitre que c’est vraiment inconfortable de tout vivre en présence du Saint-Sacrement.
Concernant le « priorat de Marie », ce fut pour moi la grande nébuleuse pendant toutes mes années à Bethléem, je n’ai jamais compris de quoi il s’agissait vraiment, même si j’ai essayé de toutes mes forces de le vivre, mais évidemment il semble que je n’ai jamais réussi à y entrer. En fait, c’est la raison pour laquelle je n’ai jamais fait profession, j’étais toujours en conflit…. Éternelle épreuve, un discernement trop long qui ne s’est jamais vraiment fait et qui a consommé toutes mes énergies.
J’ai passé l’expérience de trois mois et même plus. Tout semblait dire que j’avais cette vocation. La vie de solitude était pour moi un paradis. L’endroit magnifique, avec toute une chaîne de collines devant ma vue. C’était comme un espace réservé à Dieu, et c’était ce que je cherchais.
Bizarrement, ma santé se détériorait, j’avais de très fortes douleurs dans les os et les muscles, des montées de fièvre, ma digestion se détériorait car les repas, même s’ils n’étaient pas mauvais pour ma santé (certains si, mais je ne les mangeais pas, ou parfois ils ont fait une exception pour moi) étaient très pauvres, presque sans protéine, si bien que mes forces ont beaucoup diminué. «Tous les efforts doivent être dirigés vers le travail», nous disait la prieure. Si nous avions faim c’est parce que nous avons dû payer la construction, une construction formidable !
A Bethléem, la coupure avec tous les liens affectifs, amicaux, familiaux, ou spirituels comme avec un père spirituel, est radicale et drastique. Ne reste que le lien avec la famille monastique de Bethléem et rien d’autre. Toute autre relation est douteuse et considérée comme dangereuse pour la vocation, une entrave au discernement.
Il y aurait beaucoup à dire sur la façon dont ma santé a été ou n’a pas été prise en compte. Bref, il faudrait en faire un écrit complémentaire. Je pense que cela fait partie de tout le manque de discernement avec lequel sont traitées les personnes qui viennent chercher une réponse à l’appel du cœur. Cela finit par être un gâchis total. Je ne dis pas qu’il n’y a pas d’amour ou qu’il y a de mauvaises intentions, simplement et objectivement il y a beaucoup d’erreurs, et c’est à Bethléem d’en rechercher la cause. Nos témoignages visent à les aider à voir et à corriger dans la paix et la lumière, car les conséquences de ces erreurs pèsent lourd sur nous.
Le temps a passé… six mois, un an…, et j’ai voulu en savoir plus sur ma vocation : « Alors, ça y est, je suis déjà en école de vie ? Si c’est le cas, pourquoi est-ce que je ne porte pas encore la mélote ? » Ils m’ont répondu que j’étais bien en école de vie, que j’avais une vraie vocation, mais que les mélotes n’étaient pas encore arrivées à Merlo (les mélotes sont un vêtement spécifique aux jeunes femmes qui suivent l’école de vie, une sorte de vareuse bleue à capuche), et enfin que ce serait Sœur Marie (prieure générale et fondatrice) qui déciderait si j’allais rester ou non à Bethléem. Cette rencontre pouvait avoir lieu au cours du « mois évangélique » en France, ou l’année suivante, lorsque Sœur Marie viendrait visiter Merlo.
J’attendais donc cette rencontre avec impatience. Pendant ce temps, je vivais déjà comme une sœur professe, avec les mêmes exigences de vie. Je n’avais pas le droit de téléphoner à ma famille ou à qui que ce soit dans mon cercle d’amis ni à mon père spirituel. A Bethléem, la coupure avec tous les liens affectifs, amicaux, familiaux, ou spirituels comme avec un père spirituel, est radicale et drastique. Ne reste que le lien avec la famille monastique de Bethléem et rien d’autre. Toute autre relation est douteuse et considérée comme dangereuse pour la vocation, une entrave au discernement, un discernement qui, comme je l’ai dit, ne finit jamais.
Coupure avec la famille et le monde extérieur
Un jour, la sœur vicaire est venue me rendre visite à mon ermitage. J’avais les photos de ma famille sur la table parce que je les regardais, des photos de mes sœurs, de mes neveux, de ma mère déjà décédée. Lorsqu’elle est entrée, elle les a regardées fixement et s’est exclamée : « oh !! Que fais-tu ??!! Nous ne pouvons pas avoir de photos dans notre ermitage, de qui que ce soit ! Ni de la famille, ni des amis, ni des images non plus !! Il faut les brûler !!! ». Elle a commencé à vérifier ma bible et inspecter sous la table pour voir si j’avais encore des photos ou des timbres, elle les a tous sortis et m’a demandé de les brûler, ainsi que celle de ma mère. Et elle m’a dit que chaque fois que ma famille m’envoyait des photos, je devais les brûler avec les lettres et tout. J’avais aussi un livre de prières avec moi et un livre de la petite Thérèse, elle les a emportés avec elle. Elle m’a dit que dans notre ermitage il ne devrait y avoir rien qui nous rappelle notre famille ou notre vie passée. Les enseignements reçus à la paroisse auraient pu être bénéfiques à ce moment-là, mais ils ne l’étaient plus pour moi maintenant à Bethléem. Dès lors seuls comptaient l’évangile et la conduite de la Vierge Marie. Il ne pouvait y avoir qu’une icône du Christ et de la Vierge Marie.
Après ça, chaque fois que ma famille m’envoyait des photos et des lettres, après les avoir vues et lues, je les brûlais, ce qui me brisait le cœur à chaque fois, mais c’était soi-disant ce que la Vierge Marie me demandait. Je n’ai jamais eu le courage de brûler la photo de ma mère et je l’ai toujours gardée cachée, même quand je devais rendre compte de l’inventaire de ma cellule lors de chaque Carême.
Sans m’en rendre compte, à un niveau inconscient, je coupais tous les liens avec ma famille et avec le monde extérieur, ce n’était pas seulement une question de distance physique, mais ça me coupait d’eux vraiment dans tous les sens.
Dès mon arrivée à Merlo, j’ai dû remettre ouverte chaque lettre destinée à ma famille à la prieure pour qu’elle la lise d’abord et qu’elle donne son accord pour son envoi ou non, qu’elle dise les modifications à y apporter car rien de ce que l’on vivait à l’intérieur ne peut être raconté, il s’agit juste de rassurer la famille sur notre bonne santé, et dire que tout va bien. De même, les lettres qui venaient de ma famille étaient d’abord lues par la prieure. Certaines ne me sont pas parvenues, comme celles de mes amis, ou cousins ou de mon père spirituel.
Réunion d’amis
Le silence qui doit être maintenu dans le monastère est total, il n’est pas possible de parler entre sœurs et ce même sans être sœur. Au début de mon expérience à Merlo nous étions 4 filles de l’école de vie sans mélote. Je pense qu’instinctivement et naturellement nous avons ressenti le besoin de nous parler en amies ou en collègues, spontanément, comme cela se fait à l’extérieur, de rire, pour partager un moment agréable, détendu. Je ne sais pas comment c’est arrivé, je pense que ce fut en revenant d’une liturgie dans le sanctuaire qui se trouve à 20 minutes à pied des ermitages. Le fait est que nous nous sommes retrouvées toutes les quatre assises en cercle quelque part le long du chemin, mais très visibles, nous nous sommes amusées, nous avons ri, nous avons aussi parlé de la faim que nous éprouvions et de certaines difficultés.
Ce que nous avions fait était quelque chose de grave, de très grave, qui ne devait plus jamais se reproduire. On ne pouvait parler qu’à la prieure. Et le dimanche, lors de la marche en commun et de la rencontre fraternelle, on ne pouvait parler que de l’Evangile.
Le maté argentin nous manquait, car à Bethléem, c’était considéré comme une drogue. Ceux qui sont argentins savent de quoi je parle et ce que cela signifie pour ceux qui ont passé une partie de leur vie en consommant du maté toute la journée : ne plus en boire est une grande abstinence. Évidemment ni café ni thé, aucun stimulant.
Quoi qu’il en soit, c’était agréable de parler librement et de partager nos expériences. Le lendemain, nous avons recommencé, mais sûrement quelqu’un nous a vues. Le fait est que plus tard je me suis fait reprendre vertement par la prieure, et j’ai dû admettre que c’était vrai. Je pense que ça a été la même chose pour les autres. Nous ne nous sommes plus jamais retrouvées pour parler. Ce que nous avions fait était quelque chose de grave, de très grave, qui ne devait plus jamais se reproduire. On ne pouvait parler qu’à la prieure. Et le dimanche, lors de la marche en commun et de la rencontre fraternelle, on ne pouvait parler que de l’Evangile.
La visite de Sœur Marie
Le jour tant attendu de la visite de sœur Marie à Merlo arriva enfin. J’allais enfin savoir si j’avais vraiment une vocation pour Bethléem ou non.
Le deuxième ou troisième jour de sa visite, j’ai eu un dialogue avec elle. A la fin, elle m’a dit qu’elle souhaitait que je vienne en France pour le “mois évangélique” et que j’y continue mon discernement, tout en continuant à être en école de vie à Merlo. Elle m’a confiée à son assistante pour être désormais mon staretz. En France, je vivrais près d’elle.
Mon ballon a-t-il éclaté ? Quelque chose comme ça, mais bon, il y en avait déjà un autre, le voyage en France, et enfin, après le « mois évangélique », je saurais si c’était ma vocation ou pas.
Mois évangélique, juillet 1997
J’ai réussi à obtenir un billet aller-retour à prix réduit et à payer mon voyage en France. À cette époque, et encore aujourd’hui… pour quelqu’un de la classe moyenne en Argentine, c’était épique d’entreprendre un voyage vers l’Europe. Je suis allée dans ma ville dire au revoir à ma famille, très discrètement et sans rien mentionner de l’incertitude de ma vocation ou quoi que ce soit. Juste quelque chose de formel.
Je suis enfin arrivée en France, aux Monts Voirons ! Le paysage était magnifique et la très grande communauté, composée de nombreuses jeunes sœurs, semblait très vivante, en plus de la diversité des pays représentés. Je n’oublierai jamais tous ces visages si différents et si beaux.
J’ai été frappée par le fait qu’on ne me considérait plus comme étant en école de vie (ce que j’étais soi-disant à Merlo). J’étais maintenant entrée dans la catégorie « voyageuse ». Apparemment il y avait d’autres filles en école de vie sans mélote, elles aussi “ voyageuses” et d’autres en école de vie avec mélote. Bref, beaucoup de catégories différentes, mais au final c’était comme si nous étions toutes pareilles.
J’ai constaté que celles d’entre nous qui venaient d’Argentine ou d’Amérique latine étaient placées dans les endroits les plus précaires, les moins confortables. Mais la joie de participer enfin au mois évangélique était si grande que j’y accordais peu d’importance.
Et maintenant quoi ??
Le mois évangélique terminé, les voyageuses rentrèrent chez elles, d’autres restèrent aux Voirons et reçurent la mélote. Je suis aussi restée aux Voirons, mais je n’ai pas reçu la mélote. Nous n’avions pas encore fait de discernement me concernant, et rien ne m’avait été dit sur ma vocation. J’ai simplement continué à vivre la vie des sœurs, comme une école de vie sans mélote. Peut-être m’observaient-elles de loin, je ne sais pas… Ma question était : et maintenant ?
Les longues liturgies me pesaient beaucoup, parfois j’avais le vertige et je devais m’asseoir. La plupart du temps j’essayais de tenir car c’était mal vu de s’asseoir. Je faisais le travail avec plaisir, je faisais tout ce qu’elles me commandaient. J’aimais être au service des autres. Si je devais cuisiner pour une centaine de personnes, je le faisais sans problème, si je devais nettoyer une immense pièce toute seule, cela me rendait heureuse. J’ai commencé à travailler très jeune, ce n’était pas quelque chose qui me coûtait. Ma disponibilité pour le travail a été remarquée dès le début, j’étais donc toujours en rotation dans différents services : cuisine, boulangerie, lingerie, construction…, contrairement à d’autres filles à qui on donnait un travail artisanal.
Entre apprentissage de l’obéissance et visites médicales
La prieure des Voirons m’a dit qu’aucune exception ne serait faite pour mes repas et que quoi qu’il me soit servi pour déjeuner, je devais manger, dans l’obéissance. Je devais apprendre l’obéissance.
Ainsi, l’épreuve de ma vocation était toujours en cours.
Entre-temps, j’avais déjà fait « le pacte avec la Vierge Marie » pendant le « mois évangélique » (bien qu’au début, je ne voulais pas le faire car j’étais gênée qu’elles me le demandent avec tant d’insistance). J’ai donné à Marie mon intelligence, ma volonté, mon corps, ma santé, ma vocation, pour que ce soit elle qui pense en moi, qui décide en moi, de tout, absolument tout. J’étais un bébé en gestation dans le sein de Marie. Je n’avais qu’à me laisser guider par Elle, et obéir, sans raisonner. Elles m’ont toujours dit que mon intelligence entravait la réalisation de ma vocation à Bethléem.
Pour quelqu’un comme moi, habituée à diriger des groupes paroissiaux, à être complètement autonome dans ma vie, à penser à tout, c’était très difficile de me retrouver à vivre comme un bébé. C’était l’obéissance.
Je devais rendre compte de tout ce que je faisais dans la journée, surtout avec mon corps, puisque ce n’était plus moi qui devais gérer mon corps, mais la Vierge Marie, à travers la sœur infirmière et la prieure.
Elles m’ont emmenée voir divers médecins, thérapeutes, guérisseurs, tous me posant la même question : « Qu’est-ce que vous mangez ? ». C’est la sœur infirmière qui répondait à ma place : « Uniquement des aliments sains, c’est la seule chose que nous mangeons à Bethléem ».
On m’a alors fait une biopsie qui a révélé que mon intestin était rouge feu. Et malgré cela, elles continuaient à me donner la même nourriture.
Certaines visites médicales étaient vraiment très invasives. Presque tout avait lieu en présence de la sœur infirmière. Seuls deux examens trop envahissants ont eu lieu avec le médecin sans les soeurs. Tout cela était très désagréable. Je découvrais en quoi consistait la visite alors que la sœur était déjà en route et que j’étais déjà au cabinet.
J’ai commencé à dire que je devenais de plus en plus fatiguée. J’avais besoin d’une pause, ou d’un changement de rythme ou quelque chose comme ça, pour me soulager.
Un médecin a dit que je faisais du surmenage, que j’étais extrêmement fatiguée. Plus tard, elles ont dit que ce n’était pas un bon médecin.
Les va-et-vient dans l’obéissance
Nous étions déjà au mois de décembre et j’ai enfin pu parler avec Sœur Marie au téléphone. Elle m’a proposé d’aller me reposer au monastère de Lérins, un monastère de moines cisterciens qui avait accueilli autrefois des sœurs de Bethléem. Ça m’a semblé bien et j’ai accepté, j’avais tellement besoin d’une pause ! C’est elle qui devait prévenir la prieure des Voirons pour organiser mon départ dans les prochains jours.
Quelques jours plus tard la prieure m’a appellée. Je pensais que tout était arrangé pour mon séjour à Lérins… mais, selon ce qu’elle m’a dit, elle avait parlé avec Sœur Marie et s’était mise d’accord avec elle pour que j’aille dans une communauté charismatique, appelée le Verbe de Vie. Tout était prêt, je partais deux heures plus tard. J’étais sidérée et j’ai fait une crise de panique : comment était-ce possible ? J’avais accepté d’aller à Lérins… pas au Verbe de Vie ! Et comment pourraient-elles penser que j’allais me reposer dans une communauté charismatique, où familles et personnes consacrées vivent tous ensemble dans la même maison, avec des activités continuelles… ? Quel genre de pause était-ce ? Aucune ! J’ai dû partir par devoir d’obéissance, sans poser de questions. Tout était déjà arrangé, elles avaient décidé pour moi.
Aucune chance pour que je désire rester là-bas. On m’envoyait dans un endroit où je ne pouvais qu’espérer retourner à Bethléem.
C’était comme ça. J’y ai passé 20 jours. J’ai compté les jours. Je devais participer à toutes les activités communautaires. Ils recevaient beaucoup de monde. C’était une préparation sans fin de repas, de chambres et de salles. Le silence n’existait pas du tout, pas même 5 minutes, c’était l’extrême opposé de Bethléem. Et je vivais les liturgies avec eux, bien évidemment, tout comme si j’étais membre de la communauté. J’ai passé là mon premier Noël en Europe, loin de ma famille. Quelle tristesse de passer mon premier Noël dans un endroit dont je ne voulais pas, tout ça pour apprendre l’obéissance !
Je suis revenue aux Voirons après l’Epiphanie. Bien sûr, je voulais retrouver un espace solitaire, et aussi me reposer, mais un espace solitaire qui corresponde à mon cœur. Dès que la prieure m’a reçue, elle m’a dit de préparer mon sac pour retourner au Verbe de Vie pendant quatre mois et avoir une expérience plus longue avec eux. Je lui ai répondu : « Mais comment est-ce possible alors que j’en viens et que ne m’y suis pas bien sentie ! Cette vie n’est pas pour moi ! » Rien à faire, quoi que je dise : la décision était déjà prise, je devais le faire par obéissance.
Je ne peux pas décrire combien ce temps m’a semblé long. Je ne sais pas quel genre d’obéissance j’ai appris là. Je peux seulement dire que je me sentais horriblement mal, me sentant coupable de ne toujours pas avoir répondu à l’appel de mon cœur. Et sans parler de mon corps, qui réagissait mal.
À la fin de cette étape, vers la Pentecôte, la prieure des Voirons m’a appelée au téléphone pour savoir comment j’allais, et m’a dit que le Père JM allait venir à la communauté du Verbe de Vie, où j’étais. Elle m’a demandé de le rencontrer parce qu’il avait un don de discernement et bien d’autres dons, une personne très charismatique et bien connue dans le milieu. En fait, j’avais déjà entendu parler de lui, tout le monde l’attendait avec impatience, et il semblait que ses confessions soient particulières. Une des filles qui était là m’a dit : « Ne sois pas surprise s’il te fait un câlin, il est tellement affectueux ». Bon, le jour attendu de la confession avec le Père JM est arrivé et j’allais enfin faire mon discernement. C’était un homme d’environ 70 ans, cheveux blancs, j’avais 26 ans. Je suis entrée dans la pièce où il confessait, je voulais m’asseoir sur ma chaise et il m’a attrapée et m’a assise sur ses genoux et a commencé à me toucher et à me caresser. Je me sentais vraiment mal. J’étais venue pour faire mon discernement. J’ai réussi à lui dire que je voulais avoir son avis sur ma vocation à la vie de Bethléem. Il m’a dit : « oui, vas-y ». Mais en réalité il n’était, de toute évidence, pas du tout intéressé par cette question de discernement… J’ai réussi à sortir de ses bras et je lui ai dit merci et au revoir. Cela s’est terminé là.
Mon séjour au Verbe de Vie s’est terminé et je suis donc revenue à Bethléem. Au moins, j’avais déjà le “oui” du Père JM. Lorsque j’ai rencontré la prieure, elle m’a dit qu’elle avait parlé avec le Père JM et qu’elle m’envoyait maintenant dans une autre communauté charismatique, Jeunesse Lumière, pour y apprendre l’obéissance. Je ne pouvais pas y croire, c’était une sorte de punition ou quelque chose comme ça. Je ne savais pas pourquoi, ni en quoi consistait cet apprentissage de l’obéissance. Je lui ai raconté ce qui s’était passé avec le Père JM et qu’en réalité il n’y avait pas eu discernement, mais rien à faire, c’était un homme de Dieu aux yeux de la prieure.
Jusqu’à présent, ma vie religieuse se résumait à cela : obéir comme une personne dénuée de jugement, obéir à tout. C’est comme si elles avaient un problème avec mon intelligence et mon autonomie, qu’il fallait mettre à terre.
J’ai donné à Marie mon intelligence, ma volonté, mon corps, ma santé, ma vocation, pour que ce soit elle qui pense en moi, qui décide en moi, de tout, absolument tout. J’étais un bébé en gestation dans le sein de Marie. Je n’avais qu’à me laisser guider par Elle, et obéir, sans raisonner. Elles m’ont toujours dit que mon intelligence entravait la réalisation de ma vocation à Bethléem.
Il me restait encore un peu de jugement et de volonté, alors j’ai dit à la prieure : « Eh bien, si je dois aller dans un autre endroit pour apprendre l’obéissance comme Bethléem me le demande, je ne comprends pas mais je n’ai pas d’autre choix que d’accepter, seulement je ne le referai pas dans une communauté charismatique, à moins que ce soit dans une communauté contemplative selon le désir de mon cœur, comme les sœurs de Saint-Jean ». J’en avais entendu parler alors que j’étais au Verbe de Vie, c’est donc ce qui m’est venu à l’esprit. À ma grande surprise, elle a immédiatement accepté (je ne savais toujours pas que Saint-Jean et Bethléem étaient des familles très proches, presque jumelles. Les membres de Saint-Jean avaient l’habitude d’aller à Bethléem pour passer du temps en solitude, et les sœurs de Bethléem recevaient des cours des frères de Saint-Jean). Elle m’a dit alors qu’elle m’envoyait chez les Sœurs de Saint-Jean et que, dans l’obéissance, je devais plonger complètement dans cette vie.
Je précise que je n’avais prononcé aucun vœu, je n’avais même pas reçu la mélote d’école de vie. Tout cela était censé être une étape de discernement, oh oui, « dans l’obéissance ».
Je suis arrivée dans la communauté de Saint-Jean à Saint-Jodard. C’était quelque chose comme les Voirons, de nombreuses vocations, des jeunes visages d’une grande diversité de cultures. Il y avait autre chose : la grande salle où l’on recevait les cours de philosophie avec les frères.
J’ai rencontré la maîtresse des novices et je lui dis : « Je suis venue apprendre l’obéissance ». Elle m’a souri et m’a dit : « Ici on apprend tous l’obéissance, même les professes, c’est quelque chose qu’on apprend toute notre vie. Ce qu’il te faut faire maintenant, c’est discerner où est ta place, et l’obéissance viendra après. » Je me suis dit que c’étaient des paroles sages et cela m’a en quelque sorte soulagée.
J’ai commencé à vivre cette vie et je m’y sentais bien. Le rythme des études était exigeant mais j’aimais étudier. Il y avait aussi des moments de solitude. Les cellules étaient plus humbles et plus petites, mais pour moi ça allait. L’adoration avait lieu à la chapelle, en communauté.
Quoi qu’il en soit, le mois suivant, la maîtresse des novices m’a proposé de recevoir la mélote pour intégrer l’école de vie à Saint-Jean. J’ai accepté et envoyé une lettre à la prieure des Voirons lui annonçant que j’allais entrer dans l’école de vie à Saint-Jean et recevrais ainsi la mélote que j’avais attendue en vain à Bethléem. Elle m’a répondu que cela lui semblait très bien, et elle m’a invitée à me plonger complètement dans cette vie, dans l’obéissance.
J’ai commencé à aimer de plus en plus la vie de Saint-Jean, je pouvais rire et parler avec d’autres filles de l’école de vie. Tout était très fraternel et je me sentais bien.
En décembre je fus admise au noviciat de Saint-Jean, j’allais y entrer le 27. Mais quelques jours avant, la maîtresse des novices est venue à ma rencontre un fax à la main : de la prieure des Voirons, adressé à la maîtresse des novices de Saint-Jean, disant qu’elle jugeait imprudent que j’entre au noviciat de Saint-Jean et qu’elle me proposait une retraite de 3 jours aux Voirons. J’étais très déconcertée, de même que la maîtresse des novices. Puis elle m’a dit : « Eh bien, tu es venue apprendre l’obéissance, maintenant on va obéir toutes les deux ».
C’est donc dans cet état d’étourdissement que je suis venue aux Voirons pour cette retraite de trois jours. Sœur Marie y était, et elle m’attendait pour parler. Tout me paraissait si étrange. Je ressentais une certaine nostalgie… Je regardais à nouveau ces habits de Saint Bruno, cette solitude bien-aimée, ces paysages qui ne parlaient que de Dieu… Alors je suis allée parler avec Sœur Marie. Elle m’a reçue avec une grande joie, elle m’a dit qu’elle voulait que je connaisse l’Église à laquelle Bethléem est si attachée. Elle m’a montré une brochure qu’elle avait en main dans laquelle l’Église reconnaissait la Vierge Marie comme fondatrice de Bethléem et m’a dit qu’avec la permission de l’Église, un long noviciat pouvait se faire à Bethléem, car c’était une vocation toute particulière.
Elle m’a proposé de choisir à ce moment-là de changer ma mélote de Saint-Jean pour celle de Bethléem. J’étais dans une grande confusion dans ma tête et dans mon cœur. Je lui ai dit que j’avais peur de trahir Saint-Jean en faisant ça, parce qu’elles étaient déjà ma famille. Bethléem l’était aussi, alors que faire ? Elle a répondu que je ne trahissais personne car la communauté Saint-Jean était comme la famille de Bethléem, nous étions tous frères.
Alors dans cet étourdissement, j’ai accepté la mélote de Bethléem comme si tout ça avait été un chemin guidé par la Vierge Marie. C’était le 18 décembre 1998.
Mais aussi dès ce moment-là, mon cœur est resté à jamais dans l’incertitude, entre Saint-Jean et Bethléem.
Prise d’habit et noviciat éternel
J’ai vécu deux semaines aux Voirons puis elles m’envoyèrent au monastère de Currière, près de la Chartreuse, dans l’air de Saint Bruno, pour être guidée par une des sœurs du conseil qui y résidait, tout près du monastère de Sœur Marie et de son assistante désignée pour être mon « staretz ». C’était la triade qui s’occuperait de mon chemin personnel.
Elles m’ont comblée d’attentions, j’avais l’impression d’être la fille gâtée de Sœur Marie. Je l’aimais, j’éprouvais du respect envers elle et je l’admirais. Sœur S. (la sœur conseillère qui me guidait) surveillait ma lectio avec moi tous les après-midi et me parlait du chemin de Bethléem, les temps de la fondation, les histoires de sœur Marie, les paragraphes de la règle de vie… Chaque jour c’était comme boire à la fontaine du charisme. Je n’ai eu aucune autre lecture ni aucune autre causerie, sauf avec Sœur Marie ou avec mon staretz. Je pouvais leur rendre visite souvent car elles étaient au monastère voisin. Je me sentais protégée et en sécurité.
Au milieu de l’année, elles m’ont dit que je pouvais prendre l’habit. Cet habit qui faisait de moi une fille de Saint Bruno, que j’avais tant voulu… mais maintenant j’avais des doutes… Je pensais à la communauté Saint-Jean, aux promenades et aux rencontres avec d’autres filles de mon âge, les études… Je n’étais pas contente de la nouvelle.
Sœur S. proposa de m’emmener à la Grande Chartreuse pour y passer la journée ensemble et pouvoir prendre une décision. Ce que nous fîmes, le 24 juin, jour de Saint Jean-Baptiste. Nous avons visité ce que nous pouvions de la Chartreuse, nous avons prié dans la chapelle Saint Bruno. Nous nous sommes promenées dans les environs… On respirait le silence et la simplicité et le seul Dieu. A la fin de la journée, j’ai pris la décision de prendre l’habit de saint Bruno. Mais après quelques jours, mes doutes ont repris.
Le 2 juillet 1999, j’ai reçu l’habit de Bethléem (je préfère l’appeler ainsi et non l’habit de saint Bruno car alors tout était confus pour moi). Je me sentais confuse ce jour-là : je savais que je devrais être heureuse mais, dans le fond, ce n’était pas du tout le cas.
Ma famille n’a pas su que j’avais pris l’habit ni quoi que ce soit. Peu de temps après, un prêtre de ma ville, que ma sœur avait contacté, inquiet de ne pas recevoir de mes nouvelles, a appelé les sœurs de Bethléem en les menaçant que s’ils ne recevaient pas de nouvelles urgentes de ma part, ils porteraient plainte. Alors Sœur S. m’a fait venir à son ermitage, et ensemble nous avons appelé ma sœur. Évidemment il fallait la rassurer et lui dire que ce n’était qu’un oubli, que j’étais parfaitement heureuse dans cette vie, que les jours passaient si vite que je ne m’en étais pas rendu compte. J’ai profité de l’occasion pour leur annoncer que j’avais reçu l’habit. Ma famille, bien que rassurée, était triste à cause de l’éloignement et de cette rupture radicale.
Une distance qui devenait de plus en plus grande, de ma famille, du monde, de tout. Seul Bethléem existait pour moi, c’était ma seule famille. Aucun autre contact. Et moi j’avais intégré l’idée que tous ces sacrifices étaient pour Dieu et que c’était ce qu’Il me demandait.
Parfois, il m’arrivait encore de penser à la communauté Saint-Jean, mais c’était trop tard : j’avais déjà fait mon nid à Bethléem.
On m’a alors proposé d’intégrer un projet qui allait avoir lieu aux Voirons, dans la maison de la Transfiguration. Il s’agissait de former une communauté de jeunes sœurs, sélectionnées avec soin, qui formeraient une communauté à part des Voirons et qui serait confiée à une sœur apparemment pleine de talents.
Elle ne supportait pas la moindre critique, et cela se reflétait notamment dans nos échanges avec elle, et dans son allocution lors du chapitre et dans les punitions qu’elle prononçait… on sentait bien qui était destinataire des bâtons. Ces caractéristiques étaient communes à presque toutes les dirigeantes que j’ai rencontrées à Bethléem.
J’y suis allée mais j’ai eu très vite des difficultés personnelles avec cette sœur. Certes, elle avait de véritables dons, mais ce qui était évident pour moi, c’était son désir d’être louée et mise en avant. Elle ne supportait pas la moindre critique, et cela se reflétait notamment dans nos échanges avec elle, et dans son allocution lors du chapitre et dans les punitions qu’elle prononçait… on sentait bien qui était destinataire des bâtons. Ces caractéristiques étaient communes à presque toutes les dirigeantes que j’ai rencontrées à Bethléem.
Cependant, je suis quand même entrée au noviciat là-bas, car apparemment cela donnait une bonne note au projet.
Quelques mois plus tard, elles m’ont envoyée au monastère de Camporeggiano. La date de ma profession était toujours retardée… « en raison de mon manque d’obéissance à la Vierge Marie », dont en réalité je n’ai jamais vraiment su de quoi il s’agissait. J’y ai passé quatre ans, dans le noir total quant à ma vocation et mon parcours.
Puis j’ai passé encore deux ans à Currière, alors que j’avais dit que je ne supportais pas le climat de Currière. Tout était pareil, et ma profession a encore été retardée. A Bethléem, le temps pouvait devenir très très long… S’agissant d’une vocation très particulière, on nous expliquait que le discernement pouvait prendre beaucoup de temps.
Mais, je me demande : où était le discernement dans tout ce chemin depuis mon arrivée à Bethléem ?
L’utilisation de la spiritualité orientale
Je ne pouvais pas lire de livres de saints d’Occident. En revanche, elles m’ont donné des lectures de saints d’Orient ou des apophtegmes. Toutes ces lectures tournaient autour des mêmes éléments de spiritualité : le disciple se considère si pécheur et si misérable qu’il s’oublie, qu’il ne prend plus soin de son corps, se prive de nourriture et de sommeil et répète sans cesse qu’il n’est qu’un pécheur. Et quand on lui demande quelque chose, quoi que ce soit, il obéit aveuglément et promptement, la Volonté de Dieu étant toujours dans l’obéissance. Les responsables de Bethléem adoraient ce type de lecture. Pas moi. Je n’ai jamais accroché. Mais il m’a fallu faire comme si, puisque c’était ce qu’on me demandait de faire.
Isolement absolu
Mon désir de me donner à Dieu a été poussé à un point tel que je ne voyais plus personne de l’extérieur. Ma famille me manquait, mes neveux ont grandi en sachant qu’ils avaient une tante au loin qu’ils ne connaissaient pas et je ne les ai pas vus grandir.
J’ai demandé tant de fois à voir ma famille… mais tout était soumis au gouvernement de la Vierge Marie, et qui pouvait s’y opposer ? Moi ? Et qui suis-je pour me disputer avec la Vierge Marie ? « Vous pensez être la Marquise de Bethléem ? » C’est comme ça que mon staretz m’appelait quand je demandais quelque chose.
Je n’ai pu voir ma famille que deux fois dans tout le temps qui s’est écoulé de mon long “discernement” avec Bethléem.
Je devais brûler les photos que ma famille m’envoyait pour ne pas penser à eux pendant le temps qui n’était que pour Dieu et pour Bethléem. S’ils m’envoyaient une cassette de musique argentine, il ne m’était pas permis de l’écouter, je ne devais pas la garder. Aucune musique d’aucune sorte ne pouvait être écoutée et on ne recevait aucune nouvelle du monde.
Lorsque la grande chute économique de l’Argentine s’est produite en 2001 avec le changement consécutif de six présidents en quelques jours, je ne l’ai appris que lors de la visite de l’évêque de Gubbio. Nous avions, lors de ce genre de visite, une « rencontre fraternelle » avec notre hôte, et c’est à cette occasion que j’ai appris ce qui s’était passé dans mon pays.
Bien sûr, internet n’existait pas pour moi, mais pour certaines sœurs privilégiées si.
Parfois, quand nous étions à l’église, j’entendais un bébé pleurer dans la salle des invités, et mon cœur était ému. Je voulais tellement tenir un bébé dans mes bras, voir des enfants jouer, des gens de l’extérieur. Ils ne m’ont pas non plus permis de travailler à l’accueil. J’étais toujours dans la solitude… ou l’isolement absolu.
Donner l’exercice de ma liberté à la Vierge Marie
C’était une phrase de la règle de vie que j’avais du mal à comprendre.
Au moins trois fois mes supérieures m’ont fait recopier à la main tout le chapitre de l’obéissance à la Vierge Marie (qui est dans la règle de vie), ainsi que la règle de vie en entier et l’Evangile également en entier.
Je voudrais que vous prêtiez attention à cette phrase et à ce qu’elle peut signifier pour une personne en école de vie ou une sœur à laquelle on demande quelque chose comme ceci : « donner l’exercice de ma liberté à la Vierge Marie ».
Sachant que la liberté est la capacité que nous avons de choisir de manière autonome, si elle est ensuite remise à la Vierge Marie et sachant que la voix de la Vierge Marie passe par la prieure et les staretz, cette sœur ou cette école de vie pourra-t-elle vraiment choisir de manière autonome, dans chacun de ses actes ?
Cela englobe tout dans la vie.
Le mécanisme était celui-ci : « Dès que tu as une pensée, donne-la à la Vierge, ne raisonne pas avec elle. Si cette pensée revient, tu sais déjà que tu l’as donnée à la Vierge et elle s’en occupe. Elle n’est plus à toi, ce n’est plus à toi. » Ces pensées devaient être écrites sur un petit carnet que nous portions dans notre poche, et à la fin de la journée les transcrire dans un cahier de confessions à la Vierge ou cahier de transparence.
C’est un mécanisme psychologique qui s’installe dans nos têtes et qui finit par faire beaucoup de mal, même longtemps après avoir quitté le monastère.
Nous savons que pour faire un choix, il faut d’abord délibérer, n’est-ce pas ? Délibérer puis porter un jugement et ainsi pouvoir choisir en pleine capacité. Tous nos actes sont absolument personnels, et si ce n’est pas le cas, cela indiquerait que nous ne sommes pas libres, et le choix n’est alors pas un choix libre.
A Bethléem, cette délibération ne peut exister car déjà l’acte de raisonnement est interdit. Plusieurs fois je me suis retrouvée devant ma prieure qui me criait : « Tu raisonnes ! ». Plusieurs fois j’ai posé la question : « Pourquoi ne fais-je pas profession alors que le droit canon limite le noviciat à deux ans ? Pourquoi n’obéit-on pas au droit canon ? Serait-ce le signe que ma place n’est pas ici ? Ne vaudrait-il pas mieux que je parte ? Pourrais-je aller à Saint-Jean ? » Et le dialogue se terminait systématiquement par cette réponse : « Tu raisonnes ! ».
A Bethléem les enfants de la Vierge Marie ne doivent pas raisonner mais donner leurs pensées à la Vierge, qui les guide en temps voulu. Les enfants de la Vierge font confiance à son gouvernement. Nous sommes trop misérables pour prendre une décision par nous-mêmes.
Le mécanisme était celui-ci : « Dès que tu as une pensée, donne-la à la Vierge, ne raisonne pas avec elle. Si cette pensée revient, tu sais déjà que tu l’as donnée à la Vierge et elle s’en occupe. Elle n’est plus à toi, ce n’est plus à toi. »
Ces pensées devaient être écrites sur un petit carnet que nous portions dans notre poche, et à la fin de la journée les transcrire dans un cahier de confessions à la Vierge ou cahier de transparence.
Obéissance à la Vierge Marie et transparence totale à la prieure
Le reproche que les responsables me faisaient, c’est que je ne rentrais pas totalement dans le gouvernement de la Vierge Marie, que je me réservais encore une certaine autonomie, que je voulais choisir par moi-même, que je raisonnais, que je questionnais…
J’avais toujours la nostalgie de Saint-Jean, d’autres types de lectures me manquaient et cela me manquait tellement d’avoir quelqu’un à qui parler qui ne soit pas une sœur responsable. Simplement avoir un ami à qui parler.
Il est arrivé à Camporeggiano qu’un de ces après-midi solitaires, travaillant à la lingerie, la sœur qui travaillait dans l’ermitage voisin de la buanderie vienne. Elle m’apportait chaque jour des vêtements propres, que je devais ranger et repasser.
Mes cotisations retraite n’ont jamais été payées, mes titres de séjour n’étaient pas en règle et je n’étais pas déclarée à la sécurité sociale. Si je voyais un médecin, c’était sous le nom d’une autre sœur dûment déclarée, ou bien un médecin ou guérisseur qu’il ne fallait pas payer.
Cela n’a pas duré longtemps. Je ne sais pas si quelqu’un nous a découvertes ou si c’est elle qui, se sentant fautive, l’a avoué, peut-être dans son cahier de transparence. Le fait est que j’ai été appelée au bureau de la prieure qui savait déjà ce que nous avions fait, que nous avions parlé entre nous : un manque au silence très grave, surtout si cette conversation implique une critique du gouvernement de Bethléem, ou des responsables. Elle était aussi en colère parce que je ne faisais pas mon cahier de transparence. Cette sœur le faisait, pas moi. C’est vrai, je ne faisais pas mon cahier de transparence, ou en fait si, je le faisais, mais je ne le donnais pas à la prieure, je le donnais à la Vierge Marie, parce que c’était un cahier des confessions à la Sainte Vierge, après quoi je le brûlais. Je n’ai jamais compris pourquoi je devais le donner à la prieure, cela me semblait être une violation de ma conscience.
Ensuite, mon staretz (assistante de la prieure générale) m’a appelée au téléphone et m’a criblée de reproches sur l’horreur de mes actions. Elle m’a envoyée passer toute la nuit, les bras en croix devant le Saint-Sacrement, pour demander pardon pour ce que j’avais fait. Et le lendemain j’ai dû écrire absolument tout ce dont j’avais parlé avec cette sœur, dans le détail, les lieux et les moments où nous nous étions rencontrées pour parler, tout, et l’envoyer à la prieure générale.
Le lendemain matin, lors de l’office des matines, la sœur de la buanderie avec qui j’avais commis cette faute, fut également appelée au téléphone, le téléphone se trouvait près de l’église, et de là je l’entendis crier en disant mon nom et dire que c’était moi qui la cherchais pour parler. Tous les yeux des sœurs qui se trouvaient au fond de l’église étaient sur moi, et je ne pouvais pas retenir mes larmes. Je me sentais extrêmement mal, affaiblie car je n’avais pas dormi de la nuit, et noyée dans un gouffre de culpabilité et dans la plus sombre des solitudes.
Bien sûr, je n’ai plus jamais parlé à cette sœur.
Le lendemain était un samedi, jour du chapitre de coulpes. Il n’était pas nécessaire d’avouer cette faute publiquement afin de ne pas tenter d’autres sœurs d’en faire autant, même si beaucoup savaient déjà ce qui s’était passé à l’église. Je me suis accusée alors de ne pas avoir fait mon cahier de transparence, ce qui était contraire aux enfants de la Vierge Marie. Lorsque la prieure s’est approchée de moi pour me faire le signe de la croix sur le front (elle le faisait à toutes à la fin du chapitre, on s’agenouillait en cercle devant elle et on baisait son manteau, tandis qu’elle nous marquait du signe de croix, cela s’appelait la bénédiction de la Vierge Marie), alors quand elle l’a fait sur mon front, elle l’a fait si fort, me fixant d’un regard de colère (parce qu’il fallait la regarder dans les yeux quand elle nous bénissait ), et elle m’a dit lentement : « Tu dois me donner ton cahier de transparence dès maintenant ! ».
De guerre lasse, j’ai cédé. C’est ainsi que j’ai commencé à le faire, même si cela me faisait violence, car c’est ce qu’elles voulaient; j’étais déjà si fatiguée, anéantie, je n’étais plus rien. A partir de ce moment, j’ai eu l’impression de devenir un robot. J’avais perdu toute ma liberté intérieure. Tout était donné, soumis à quelqu’un. Cet espace intérieur qui était toujours à moi, désormais appartenait à ma prieure, et cela était « bien », c’est ainsi que j’avançais sur mon chemin d’enfant de la Sainte Vierge. Cependant, je commençais à me perdre de plus en plus, je ne savais plus qui j’étais, mon « moi » n’existait plus, et cela était « bien ».
Après cela, je suis devenue esclave de mon cahier de transparence, c’était ma seule sécurité. Bien qu’aucune réponse n’en soit venue, c’était une façon de donner dans le vide, sans recevoir de réponse à ce que j’écrivais, mais je me sentais ainsi protégée par la Sainte Vierge, parce que c’était «Elle qui le voulait», et j’étais en train de lui obéir.
Je me suis mise aussi à flatter la prieure, à la louer en public comme le faisaient les sœurs « bien vues », et c’était « bien ». J’ai commencé à recevoir des cadeaux et des privilèges tels que l’accès à de petits services qui me plaisaient, prendre des photos, faire des enregistrements. Je dois souligner qu’à Bethléem, les seuls travaux qui m’ont toujours été confiés étaient les travaux domestiques. Mes cotisations retraite n’ont jamais été payées, mes titres de séjour n’étaient pas en règle et je n’étais pas déclarée à la sécurité sociale. Si je voyais un médecin, c’était sous le nom d’une autre sœur dûment déclarée, ou bien un médecin ou guérisseur qu’il ne fallait pas payer. Quelques mois plus tard, la prieure générale est venue visiter Camporeggiano. Quand je suis allée la trouver, je suis tombée par terre en larmes, complètement brisée, je ne voulais plus rien ni ne savais rien de rien.
Alors, elles m’ont envoyée à Currière, même si c’était pareil, mais je devais quitter d’urgence Camporeggiano.
J’avais déjà pleinement compris que j’étais sous l’action du diable.
A partir de ce moment, j’ai eu l’impression de devenir un robot. J’avais perdu toute ma liberté intérieure. Tout était donné, soumis à quelqu’un. Cet espace intérieur qui était toujours à moi, désormais appartenait à ma prieure, et cela était « bien », c’est ainsi que j’avançais sur mon chemin d’enfant de la Sainte Vierge.
Exorcisme
Après ce qui s’était passé avec la sœur de la buanderie, la prieure de Camporeggiano m’a donné une prière de délivrance des esprits mauvais que Sœur Marie avait formulée pour les soeurs “problématiques” qui auraient critiqué l’autorité ou quelque chose du fonctionnement de Bethléem, supposément sous l’action du démon. Alors je la priais désormais tous les jours.
La prieure m’a donné une prière de délivrance des esprits mauvais que Sœur Marie avait formulée pour les soeurs “problématiques” qui auraient critiqué l’ autorité ou quelque chose du fonctionnement de Bethléem, supposément sous l’action du démon. Alors je la priais désormais tous les jours.
Cependant, j’étais comme une prisonnière ligotée de toutes parts, ayant perdu toute volonté propre. Alors, j’ai passé ce temps en Argentine comme un oiseau sans plumes hors de son nid, complètement désorientée et ne sachant plus vivre en dehors de Bethléem et sous ses ailes.
J’étais un être bizarre pour tout le monde.
Mon père spirituel a remarqué que quelque chose n’allait pas, surtout le manque d’écoute de Bethléem et ma souffrance, mais il n’a pas osé me dire quoi que ce soit par respect pour le « discernement » de Bethléem (il me l’a dit quelques temps plus tard), et parce que je ne lui avais pas raconté grand chose. A ce moment, j’étais convaincue que c’était moi le problème et que j’étais dans une famille monastique exemplaire.
Mon staretz m’a appelée pour me dire que ma future destination serait l’Espagne, à Jerez, une ancienne chartreuse concédée à Bethléem, mais que je passerais d’abord quelques temps en Israël. J’y suis allée, pour subir encore et toujours les mêmes difficultés. C’était toujours ma misère et ma faute. Mon staretz me disait : « Mais il n’y a que toi qui es toute triste ! Est-ce que tu vois toutes les sœurs ici comme elles sont joyeuses ? Il n’y a que toi qui pleures, est-ce que tu vois ce qu’on a fait pour toi ? On a payé pour toi un billet en Israël ! Tu es dans la terre de Jésus, tu es gâtée quand même ! »
Je n’avais même pas envie de visiter les lieux saints. Je me sentais de plus en plus mal jusqu’à ce que je veuille mettre fin à ma vie. Je me sentais faible à tous les niveaux, je ne dormais presque plus. Je suppliais pour qu’on me laisse dormir un peu plus le matin, car je souffrais d’insomnie : je ne m’endormais que vers 4 heures et à 6 heures il fallait se lever pour l’office de matines. Je disais aussi que j’avais faim, que je ne pouvais pas vivre le jour de jeûne. Rien, aucune écoute.
Cependant, la prieure générale et son assistante n’étaient jamais à l’église pour l’office de matines, et les jours de jeûne elles avaient de la nourriture alors que nous n’y avions pas droit.
Je me sentais de plus en plus mal jusqu’à ce que je veuille mettre fin à ma vie. Je me sentais faible à tous les niveaux, je ne dormais presque plus. Je suppliais pour qu’on me laisse dormir un peu plus le matin, car je souffrais d’insomnie. Je disais aussi que j’avais faim, que je ne pouvais pas vivre le jour de jeûne. Rien, aucune écoute.
Je coupais des branches des arbres pour me fouetter ensuite avec. Que me restait-il d’autre à faire, puisque, de toute évidence, c’était toujours moi le problème ? Que pouvais-je faire pour devenir une enfant de la Vierge ? J’écrivais tout dans mon cahier de transparence mais c’était comme le donner à un mur, aucune réponse en retour. J’ai demandé à parler à mon père spirituel au téléphone, j’ai demandé avec insistance parce qu’évidemment elles ne me laissaient pas faire. Là, j’ai pu lui dire beaucoup plus de choses que quand j’étais en Argentine, ce qui l’a encouragé à me dire ce qu’il pensait : à savoir que dans ces conditions, je ne pouvais pas continuer à Bethléem.
Discernement éternel
Cependant, je ne pouvais pas encore partir. Mes supérieures m’ont alors envoyée en dernier recours en Syrie, pour continuer mon discernement dans un monastère gréco-catholique, alors en amitié avec Bethléem.
J’y suis allée.
On était en 2007 et je poursuivais toujours mon discernement vocationnel. Est-ce normal ?
Je ne pouvais presque plus réfléchir, cette capacité se trouvant annulée ou anesthésiée. C’est mon instinct de survie qui m’a fait prendre la décision d’acheter un billet pour rejoindre la communauté Saint-Jean, en France. Encore une fois, comme au début, Saint-Jean m’apparaissait comme un échappatoire.
L’argent que j’avais n’était pas suffisant pour me rendre en France, je ne pouvais que retourner en Israël ou à Chypre. Je n’avais pas non plus les papiers nécessaires pour entrer dans l’Union européenne.
Le fait est qu’un après-midi, alors qu’ils faisaient la sieste au monastère en Syrie, je suis descendue dans la ville la plus proche, à environ une demi-heure de marche, pour acheter un billet d’avion pour Chypre. Il faut savoir qu’en Syrie les femmes ne peuvent pas marcher seules, les hommes leur jettent des cailloux. Et oui, des motards m’en ont jeté quelques-uns, heureusement pas plus que ça. J’ai pu trouver un homme qui vendait des billets chez lui et qui avait aussi un service de fax. Mais comme c’était très précaire, il ne pouvait pas me donner de billet à ce moment-là, alors il fallait que je revienne le lendemain. Je suis donc ressortie le lendemain, malgré les motards… heureusement j’ai trouvé un groupe d’enfants qui jouaient et je suis restée un moment avec eux, si bien que les motards m’ont respectée et ne m’ont rien fait. J’ai acheté le billet pour Chypre et j’ai envoyé un fax à la prieure générale lui disant ce que j’avais fait, et qu’il fallait que je me rende en France, car je préférais continuer mon discernement dans la communauté Saint-Jean. Mon intelligence avait besoin d’oxygène, et mon cœur aussi. J’ai aussi envoyé un fax à la maîtresse des novices de Saint-Jean, lui demandant de me recevoir pour le discernement. La maîtresse des novices m’a répondu favorablement, et bien sûr de Bethléem j’ai eu les réponses les plus terribles. Mon acte de désobéissance et surtout le manque de reconnaissance envers tout l’amour que Bethléem m’avait soi-disant donné, n’avaient aucune excuse.
Quand je suis arrivée à l’aéroport de Chypre, la vicaire du monastère de Bethléem à Chypre est venue m’apporter le billet pour la France, et une carte téléphonique de 5 euros au cas où j’aurais besoin de parler au téléphone. Et elle m’a demandé de lui donner les 100 $ qui restaient dans ma poche. J’ai donc été laissée à l’aéroport de Chypre sans un sou, et sans papiers valables pour monter dans l’avion. Malgré tout, une certitude intérieure m’a fait penser que je prenais le bon chemin. Et par miracle j’ai pu monter dans l’avion !
Communauté Saint-Jean
Peu après mon arrivée à Saint-Jodard, alors que les reproches des responsables de Bethléem me revenaient sans cesse à l’esprit, j’envoyai un fax à la prieure générale lui demandant de me délier de l’obéissance, et que je n’avais besoin que d’oxygène dans mon intelligence et de faire mon discernement à Saint-Jean, pour enfin sortir de l’incertitude dans laquelle j’étais toujours restée, entre Saint-Jean et Bethléem.
Elle a répondu en me disant qu’elle avait été blessée par mes actions, mais elle a accepté mon séjour dans la communauté Saint-Jean.
J’y suis resté presque trois ans, en tant qu’étudiante et toujours en discernement. J’étudiais la philosophie pendant l’année scolaire et, pendant les vacances, je partais travailler en Espagne ou en Italie, car dans ces pays, il était plus facile de trouver des emplois pour les immigrés. De cette façon, je pouvais avoir de l’argent pour mes médicaments et pour mes dépenses personnelles.
Je sais que la Communauté Saint-Jean a subi un schisme douloureux avec de nombreuses conséquences douloureuses pour beaucoup de ses membres, mais pour moi à cette époque, c’est la maison qui m’a accueillie sans “mais”, et qui m’a permis petit à petit de commencer à récupérer mes forces et ma capacité de penser et à retrouver le goût de la liberté et de l’amitié.
J’avais de moins en moins envie de retourner à Bethléem.
Après environ deux ans à Saint-Jean, comme mon désir de la vie consacrée était toujours vivant, j’ai demandé à la maîtresse des novices d’entrer à l’école de vie. Ce fut précisément à l’occasion de la fameuse visite du Cardinal Barbarin aux Sœurs. Je n’avais aucune idée du but de cette visite. J’ai reçu un mot de la maitresse des novices qui me disait qu’il fallait que je revienne tout de suite à Bethléem, sans autre explication. Quelques jours plus tard j’ai compris que la prieure générale avait été remplacée soudainement, ainsi que la maîtresse des novices. En quelques jours, Saint-Jodard a été déserté.
Quelques temps plus tard, j’ai évoqué avec la nouvelle prieure générale mon désir d’entrer dans la communauté. Elle m’a dit qu’ils traversaient une grande épreuve mais que c’était par obéissance à l’Église, et elle m’a acceptée à l’école de vie. Il m’a suffi de 20 jours à l’intérieur de la communauté pour voir le champ de bataille qu’était devenu l’endroit. Impossible de faire une école de vie dans ces conditions. J’en avais eu déjà assez.
Rome
Alors je me suis dit : « C’est fini de la vie consacrée, ça va mal partout, c’est un signe que ce n’est pas pour moi. »
Je me suis rendue à Rome, où je suis tombée dans un refuge pour immigrés, pour ensuite errer d’un endroit à l’autre, là où je trouvais du travail pour subvenir à mes besoins. Plusieurs fois j’ai dû dormir sur les terrasses des immeubles car je n’avais nulle part où aller. Et donc, avec rien, et à la force du poignet, j’ai essayé de me réintégrer dans la vie extérieure, dans le monde, sans CV, sans être au courant des besoins et des progrès de l’époque, et portant encore la culpabilité et me demandant pourquoi j’avais passé tant d’années à Bethléem… n’était-ce ma vocation ? Me suis-je trompée dans mes démarches ? Est-ce que c’était moi, le problème, moi qui n’arrivais pas à me soumettre à l’obéissance ? Et si la Vierge Marie n’est plus avec moi, ne devrais-je pas y retourner ?
Pas d’accompagnement Bethléem post-sortie. Abandon total
Après trois ou quatre ans à Rome, j’ai rencontré la prieure du monastère gréco-catholique de Syrie. Elle s’est excusée parce qu’elle ne pouvait pas me comprendre ou m’aider à ce moment-là. Elle m’a dit que j’étais la première sœur que Bethléem lui avait envoyée, suivie par d’autres, et que c’est par ce biais qu’elle avait pris conscience des problèmes de gouvernement à Bethléem. Elle m’a parlé du site « l’envers du décor » où l’on trouve plusieurs témoignages d’anciens membres de Bethléem, notamment celui de Fabio, qui fait une analyse précise de ces erreurs.
Ce fut le début d’une nouvelle étape pour moi, car je croyais que j’étais la seule à avoir souffert à Bethléem, et je croyais encore que le problème ne venait que de moi. Lire le témoignage de Fabio, c’était comme éclairer le tunnel dans lequel j’étais encore.
J’ai continué à lire des témoignages, non seulement d’anciens de Bethléem mais aussi d’autres communautés, et je me suis dit : combien de misères on révèle là et combien d’autres sont encore cachées ! Et où est la Mère de tous ces enfants ? Es-tu juste une basilique qui reçoit des touristes et qui les regarde par la fenêtre le dimanche pour les saluer, où es-tu ?
Vivant à Rome, j’ai souvent dû passer par le Vatican que je regardais auparavant avec admiration et dévotion. Désormais, je passais par là et ne voyais que des pierres, de grosses pierres, rien de plus.
Après un an plus ou moins, je suis retournée en Argentine (décembre 2015) après m’être débarrassée de pas mal de culpabilité et avec l’espoir de retrouver le cœur de cette Mère que j’ai connue à un moment donné et qui m’a amenée à mettre toute la force de ma jeunesse, ma vitalité et mes désirs à son service.
J’ai aussi réalisé que mon cœur était encore enfermé entre ces pierres, entre les murs d’un tel « silence sacré », par peur de scandaliser, par peur de semer la confusion ou de nuire à notre majestueuse Église, sainte et propre.
J’ai aussi réalisé que mon cœur était encore enfermé entre ces pierres, entre les murs d’un tel « silence sacré », par peur de scandaliser, par peur de semer la confusion ou de nuire à notre majestueuse Église, sainte et propre. Je n’ai rien dit, ou à de très rares personnes qui m’ont écoutée avec de grands yeux étonnés et ont gardé tout cela bien enfermé dans un « silence sacré ».
J’ai décidé de sortir de ces pierres et d’être simplement « moi » dans toute ma vérité. Clôturant un cycle de ma vie dans lequel mon « moi » était sous les décombres et j’y voyais monuments et autels. La vérité ne se trouve pas dans ces pierres. La vérité est au plus profond de nous, la lumière et l’amour sont en nous. Dieu habite en nous. Saint Paul a bien dit de prendre soin de notre corps car c’est le temple du Saint-Esprit.
Maintenant, je suis devenue une « pierre vivante » du Corps vivant du Christ. Mon corps et mon âme sont la demeure du Dieu vivant. J’ai trouvé cet espace vraiment solitaire que seul Dieu peut remplir, et je ne permettrai plus jamais qu’il soit envahi ou détruit.
DIEU SEUL SUFFIT !
A la fin du mois évangélique 1999, Sœur Marie m’a téléphoné, avant de partir pour Mougères pour son opération (elle me téléphonait une ou deux fois par mois, mais à cette occasion nous nous étions déjà rencontrées et avions parlé pendant le mois évangélique. Elle voulait m’appeler avant de partir, juste pour dire bonjour). Elle m’a dit qu’on avait besoin de gens comme moi à Bethléem, elle m’a demandé de toujours demeurer debout et de ne jamais perdre mon sourire.
En arrivant en Argentine j’ai subi deux interventions aux genoux. Ils étaient complètement déchirés à l’intérieur. Les médecins m’ont demandé si j’avais beaucoup travaillé à genoux… Que dire ? Non, mais je me rappelle des longs temps d’action de grâces à la chapelle où il fallait – pour prouver à la prieure qu’on ne s’endormait pas – demeurer à genoux. Et puis, je me suis “agenouillée” tant de fois devant Bethléem jusqu’à ne plus être moi-même.
J’aimais énormément Sœur Marie, je n’ai jamais oublié ses paroles et j’ai essayé de les vivre du mieux que je pouvais, jusqu’à ce que vraiment, vraiment, je n’en puisse plus. Aujourd’hui encore, je me souviens de ses paroles, et même si Bethléem n’a pas encore fait signe d’un vrai repentir, d’ici je peux lui dire qu’aujourd’hui je suis debout et j’ai retrouvé mon sourire. Je suis !
LUMIÈRE ET AMOUR AU-DELÀ DE TOUT
“Si ton frère vient à pécher, va le trouver et reprends-le, seul à seul. S’il t’écoute tu auras gagné ton frère. S’il n’écoute pas, prends encore avec toi un ou deux autres, pour que toute affaire soit décidée sur la parole de deux ou trois témoins. Que s’il refuse de les écouter, dis-le à la communauté. Et s’il refuse d’écouter même la communauté, qu’il soit pour toi comme le païen et le publicain”. “En vérité je vous le dis : tout ce que vous lierez sur la terre sera tenu au ciel pour lié, et tout ce que vous délierez sur la terre sera tenu au ciel pour délié”.
Matthieu 18, 15-18
Je remercie les anciens membres de Bethléem et d’autres communautés religieuses, qui ont eu le courage et l’initiative de faire connaître ce que le monde extérieur ne voit pas et qui n’est connu que de l’intérieur. Ils ont ainsi contribué à donner la parole à ceux qui encore aujourd’hui, par peur ou par culpabilité, se taisent, et à d’autres. Ils nous ont encouragés et ont fait la lumière sur le joug qui pesait sur nous, trop lourd, mais qui s’allège à mesure que l’on fait la lumière.
Nos témoignages ne visent qu’à mettre en lumière ce qui est souvent vécu en silence, ou au nom du silence, ou soumis au silence, ou au-delà du silence, dans ces communautés.
Pourquoi est-ce que ça doit “sortir” ?
Parce que, tant que ce sera tu, ces déviances continueront d’exister.
Car une grande lucidité est nécessaire dans le choix d’un avenir vocationnel, surtout lorsqu’il s’agit d’un dévouement total et radical, supposé entre les mains de Dieu. Savoir ce qui se vit réellement au sein de ces communautés, pas seulement connaître le charisme et dire : « je me sens appelé à le vivre », « ça me paraît bien ». Il y a bien plus au-delà de cette approche !
Pour un meilleur accueil et une meilleure insertion dans le monde lorsqu’un membre décide de partir et de reprendre une vie normale. Il est souvent porteur d’un poids de culpabilité injustifié, il ne sait comment se déplacer dans ce nouveau monde après en avoir été si loin, dans tous les sens du terme. Et un ancien membre de ces communautés peut porter encore bien d’autres poids dans sa psychologie, sur son dos, sans que personne ne le sache ou ne s’en doute : tout le monde pense qu’il a quitté une communauté formidable, un paradis sur terre, par manque de fidélité, par choix d’une vie plus facile parce que son amour pour Dieu s’est tari, ou peut-être suite à une faute qu’il ne dit pas. Un ancien membre de ces communautés doit porter, non seulement le poids de ce qu’il a vécu à l’intérieur, mais aussi toutes les difficultés et les soupçons qu’il trouvera à son égard à l’extérieur. Il n’aura pas le courage de parler ou de se défendre, non seulement parce qu’il y a beaucoup de confusion dans sa tête, mais aussi parce qu’il porte encore la marque du silence. « Ne parlez pas parce que vous pouvez scandaliser les autres qui veulent suivre ce chemin de perfection », c’est le conseil et bien d’autres similaires qu’il entend de la part d’une personne d’église auprès de laquelle il a pu se décharger.
Evidemment, au-delà de ces communautés qui recèlent tant d’erreurs et de déviations aux dépens de leurs membres silencieux, il y a les erreurs et les déviations d’une Église Mère qui ne sait pas bien prendre soin de ses enfants et les guider avec le plus grand soin, dans le respect de leur personne et dans la vraie liberté des enfants de Dieu.
Il convient de noter que dans des pays comme la France, par exemple, beaucoup de ces choses sont apparues au grand jour depuis longtemps et continuent d’apparaître et de porter des fruits de réconciliation et de guérison pour beaucoup.
Dans des pays comme l’Argentine où je vis, ou en Amérique latine, on n’a osé parler que des cas exceptionnels d’abus sexuels et de pédophilie. C’est vrai, ces abus sont graves, très graves, mais il faut souligner et éclaircir le fait que ces abus sont précédés ou suivis de beaucoup d’autres qui sont passés sous silence, comme les abus d’autorité et de conscience, la manipulation et la violence psychologique et spirituelle. Personne n’ose encore en parler et c’est aussi grave voire plus grave que les abus sexuels. Que de séquelles et de blessures profondes gardent les victimes ! Personne n’en parle et il n’y a pas de numéro vert à contacter pour demander de l’aide.
Je ne veux pas rejeter la responsabilité sur l’État, qui ne s’est pas du tout intéressé à ces personnes pour les aider dans leur insertion sociale, je vise plutôt l’Église. Que fais-tu, Mère, pour ne pas recevoir tes enfants qui ne t’ont jamais reniée et qui ont tout quitté en se fiant à Toi ? Que fais-tu pour eux ? Les regardes-tu aussi avec mépris et suspicion ? T’intéresses-tu à eux ? Ou es-tu plus intéressée par ton image de sainte institution ? Où sont tes mains qui reçoivent et guérissent ? Où est ton cœur compatissant qui écoute et comprend ? Où sont tes yeux ? Où regardes-tu ?…
Alors je porte mon regard et mes questions sans réponse vers les évêques, les prêtres, les laïcs engagés dans l’Église : que faites-vous pour accueillir ces personnes ? Vous qui avez soutenu et applaudi leur entrée dans ces communautés, que faites-vous maintenant que vous les voyez en sortir après tant d’années ? Oui, ils reviennent différents, ils ne sont plus les mêmes : ces jeunes pleins d’enthousiasme et de vie, sont maintenant amaigris, fatigués, ils ont du mal à sourire, à s’ouvrir et à faire confiance aux autres. Et que faites-vous alors quand vous les voyez revenir ainsi, détournez-vous votre visage en les jugeant trop vite ? Préférez-vous ne pas les voir ?
L’indifférence est souvent la meilleure échappatoire. Je sais aussi que vous manquez d’informations, et je le comprends, car ces expériences restent généralement dans la clôture de ces communautés et des cœurs qui y vivaient, alors j’espère que ces témoignages pourront aider à cet égard.
Je lance un appel aux évêques de l’Église, afin qu’ils exigent des communautés religieuses qui se trouvent dans leurs diocèses, un statut qui prévoie le départ de leurs membres et le juste accompagnement qui leur est dû à tout moment, pendant le temps nécessaire après leur sortie. Et dans les cas où cette sortie est le résultat de causes graves et d’une négligence de la part des responsables de ces communautés, prévoir une juste compensation est un bien moral pour les deux parties. L’Église n’est-elle pas la gardienne et la garante de la bonne moralité ?
De même, qu’ils anticipent et exigent la mise en œuvre de tous les droits civils que ces personnes méritent (tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de la communauté), parce qu’elles demeurent des personnes humaines de droit lorsqu’elles rejoignent une communauté religieuse : le droit à des soins médicaux de qualité et librement, le droit à l’information, le droit aux cotisations de retraite, le droit à une vie digne, et la protection et la sauvegarde, dans tous les cas, de la personne humaine plutôt que de l’institution.
Ce n’est pas en rampant que l’on témoigne du Christ, mais plutôt en se tenant debout et avec tous nos talents à l’œuvre. Pourquoi se focaliser autant sur la passion et la mort du Christ, alors qu’il a aussi vécu et ressuscité ? Et c’est avant tout de l’Evangile (la vie et le message du Christ) et de sa résurrection dont l’Eglise doit témoigner, n’est-ce pas ?
Ne sommes-nous pas sel de la terre et lumière du monde ? Et comment le sel peut-il saler s’il perd sa saveur ? Et comment cette lumière peut-elle éclairer si elle est cachée sous un lit ?
Vous qui avez soutenu et applaudi leur entrée dans ces communautés, que faites-vous maintenant que vous les voyez en sortir après tant d’années ? Oui, ils reviennent différents, ils ne sont plus les mêmes : ces jeunes pleins d’enthousiasme et de vie, sont maintenant amaigris, fatigués, ils ont du mal à sourire, à s’ouvrir et à faire confiance aux autres. Et que faites-vous alors quand vous les voyez revenir ainsi, détournez-vous votre visage en les jugeant trop vite ? Préférez-vous ne pas les voir ?
Je voudrais dire à notre Pape François que l’Église « du bout du monde » (d’Argentine), est bien au bout du monde. Si nous regardons l’État argentin, nous voyons qu’il essaie toujours de donner de fausses solutions aux pauvres en donnant une assiette de nourriture dans un étal de rue, ou en donnant une couverture aux « sans-abri », ou en donnant une bouteille de gaz dans un quartier indigent, bref…, on sait bien que cela ne résout pas du tout la pauvreté mais plutôt l’entretient. La vraie solution serait dans une politique de prévention et de développement de la personne humaine et de ses opportunités, ce qui ne se fait jamais. Ma question est : pourquoi l’Église ne cherche-t-elle pas à aller au-delà de ce que fait l’Etat ?
Et enfin, je porte mon regard vers ces communautés religieuses, en particulier vers les sœurs de Bethléem, pour qui nous avons tout quitté, nos familles, nos amitiés, nos métiers, nos projets et nos envies de jeunesse, toute notre force et notre vitalité, tout ! Et ils nous rendent au monde complètement vides et dépourvus de tout. Que fais-tu mère ? Où te caches-tu ? Restez-vous derrière une simple demande sporadique de pardon ? Que faites-vous pour corriger vos erreurs si vous les reconnaissez vraiment ? Continuez-vous à vous cacher et à vous déguiser avec de jolies formules ?
Je ne remets pas en cause « toutes » les communautés religieuses, car je ne les connais pas toutes, je ne connais bien que celle qui m’a accueillie en son sein pendant tant d’années. Cependant, je pense aussi que si d’autres communautés, qu’elles soient ou non affectées par les erreurs que reflètent nos témoignages, si elles font écho à cela, je pense que par solidarité fraternelle, il serait bon qu’elles soutiennent notre demande de correction, bienfaisante pour tous.
Mon vœu profond est qu’un jour je puisse visiter un monastère de Bethléem, et regarder les responsables dans les yeux avec un regard propre et paisible, sans que eux me regardent comme quelqu’un qui les a trahis ou presque comme un criminel, ou dans l’indifférence et l’irresponsabilité, et sans que je les considère comme mes bourreaux. Que nous puissions nous regarder et nous retrouver comme des sœurs en humanité, ayant réglé et corrigé tout ce qui est possible et guéri le reste. En tant que sœurs, nous avons joué un rôle fondamental dans nos vies respectives, nous apprenant mutuellement à grandir et à évoluer, à expérimenter le bien et le mal, et à savoir saisir l’opportunité pour que le mal devienne un bien encore plus grand. Seulement dans la vraie lumière et dans le vrai amour, sans peur, cela peut être possible.