Le terme « Transsubstantiation » est dérivé de deux mots latins : « trans», au-delà, et « substantia», substance.
Le Concile de Trente, au 16e siècle (précisément ici en 1551), a défini ainsi la transsubstantiation :
Parce que le Christ notre Rédempteur a dit qu’était vraiment son corps ce qu’il offrait sous l’espèce du pain, on a toujours été persuadé dans l’Église de Dieu — et c’est ce que déclare de nouveau aujourd’hui ce saint concile — que par la consécration du pain et du vin se fait un changement de toute la substance du pain en la substance du corps du Christ notre Seigneur et de toute la substance du vin en la substance de son sang. Ce changement a été justement et proprement appelé, par la sainte Église catholique, transsubstantiation (13e session, § 1642)
Dans le « miracle de la transsubstantiation », il faudrait donc, selon l’église catholique, comprendre que les « accidents » (c’est-à-dire les caractéristiques sensibles des éléments, telles que leur poids, leur apparence visuelle, leur goût, leur texture, leurs propriétés chimiques, leur valeur nutritive etc) demeurent identiques, tandis que toute la substance des éléments est changée dans la substance du Christ.[1]
Le catéchisme de l’église catholique (édité en 1992 par le pape Jean-Paul II et qui reste toujours la compilation officielle de l’enseignement magistériel), assume entièrement cette théologie :
CEC 1374: Dans le très saint sacrement de l’Eucharistie sont contenus vraiment, réellement et substantiellement le Corps et le Sang conjointement avec l’âme et la divinité de notre Seigneur Jésus-Christ, et par conséquent, le Christ tout entier.
Maintenant, voici pourquoi une lecture attentive et respectueuse des textes bibliques, conduit selon nous à une interprétation bien différente, c’est-à-dire symbolique, des paroles de Jésus Christ.
1. Le sens des paroles de Jésus pendant le dernier repas avec ses disciples.
1.1. La dimension symbolique du Séder pascal.
- Premièrement, le souper que Jésus a pris avec ses disciples avant son arrestation est un évènement qui avait une charge symbolique extrêmement forte. Nous sommes ici dans le contexte d’un « Séder » de la Pâque. Et nous savons par la bible, ainsi que par la littérature rabbinique, que cette célébration était un moment liturgique particulièrement important. La fête de la Pâque est un repère qui ponctue les évangiles. C’est un « sommet liturgique » que Jésus, imprégné de la culture juive, a tenu à célébrer chaque année avec ses disciples.
Sans doute, il peut être anachronique de « plaquer » sur la dernière Cène le rituel très précis du Séder qui n’a été mis par écrit que plusieurs siècles après la mort de Jésus. Néanmoins, le texte est assurément le reflet d’une tradition orale déjà bien ancrée. De plus, les Ecritures elles-mêmes en témoignent : on sait que pour les contemporains de Jésus (en fait, pour les Juifs depuis l’Exode), rien dans ce repas n’est fantaisiste, rien n’est insignifiant. Il ne s’agit pas d’un simple repas communautaire ou familial, bien qu’un tel évènement puisse déjà être intense du point de vue affectif ou identitaire. On est dans une liturgie où tout – aliments, gestes, paroles – est chargé de symbolisme. Chaque aspect du Séder a pour fonction de célébrer et de faire mémoire.
Gardons aussi à l’esprit qu’on est ici dans le dernier repas que Jésus partage avec ses proches avant sa mort : c’est un véritable testament, donc tout revêt une importance particulière.
- Or, on remarque dans les textes bibliques comment Jésus a assumé, parfois tels quels, parfois en les renversant, plusieurs symbolismes présents dans ce Séder.
-A commencer par l’agneau. Le mot « Pessah » qui a donné « Pâque », c’est à la fois le nom de l’agneau, et le terme qui signifie « passer par-dessus ». Dans la nuit de la Pâque, le sang de l’agneau, apposé sur les montants de la porte des familles israélites, avait servi de signe face à l’ange exterminateur, afin que les premiers-nés d’Israël soient épargnés par la 10e plaie. Dans la célébration de la pâque qui allait être perpétuée et ritualisée, l’agneau pascal devait être sans défaut, immolé vers 3 heures de l’après-midi dans la cour du temple. Son sang était versé mais sans que ses os ne soient brisés (cf. Ex 12 :46, Nb 9 :12).
Nous ne savons pas avec certitude si Jésus a réellement consommé un agneau avec ses disciples, car les évangiles ne mentionnent pas ce détail. En revanche, on sait que Jésus, l’Agneau de Dieu désigné par Jean le Baptiste (cf. Jn 1.29), a parfaitement accompli au cours de sa Passion tous les préceptes relatifs à l’agneau pascal:
Quand ils arrivèrent à Jésus, ils constatèrent qu’il était déjà mort et ils ne lui brisèrent pas les jambes (…) Tout cela est arrivé pour que se réalise cette parole de l’Ecriture : Aucun de ses os ne sera brisé.
Vers trois heures, Jésus cria d’une voix forte…A ce moment, Jésus poussa de nouveau un grand cri et rendit l’esprit.
Il a fallu que le Christ, tel un agneau pur et sans défaut, verse son sang précieux en sacrifice pour nous…
–la bouchée de pain : à côté des herbes amères, qui étaient le symbole de la souffrance du peuple réduit en esclavage[2], on servait une préparation faite à base de compote et de noix : celle-ci représentait l’argile dont les Israelites fabriquaient leurs briques. C’est sans doute dans cette préparation que Jésus a trempé son pain avant de le donner à Judas, dans un signe traditionnel d’affection[3], au moment où ce dernier succombe pourtant à la noirceur de la tentation. (Jn 13, 26-27).
–les ablutions : il y avait également, avant et pendant le repas, des temps prévus pour le lavage des mains. On voit en Jn 13 comment Jésus a transformé cette coutume en la « renversant » : d’abord, il semble que les ablutions étaient traditionnellement pour les mains, alors que Jésus initie un lavement des pieds ; ensuite, au lieu de se faire laver, lui qui tenait le rôle du maitre du repas, il lave ses disciples. Il le fait pour signifier son abaissement à la Croix, nous montrer que nous avons besoin de nous faire laver entièrement par son sang pour être en communion avec lui, et enfin, illustrer le commandement de la charité fraternelle.
- Le pain et le vin du Séder pascal étaient eux aussi associés à une signification spirituelle.
Les hosties que l’on retrouve sur les autels catholiques n’ont guère d’autre histoire que celle d’avoir été cuites, puis taillées dans l’ambiance feutrée d’un monastère avant d’être acheminées, comme des milliers d’autres hosties anonymes et identiques, jusqu’aux mains de la sacristine.
Certes, on a pu voir dans ces hosties, un symbole de la nourriture, ou un symbole de ce qui fait communauté à travers le partage, ou encore un symbole de la création et du travail humain.
Mais la signification du pain dressé sur la table du seder était autre, et autrement plus riche.
Ces pains « azymes », c’est-à-dire sans levain, rappelaient la hâte dans laquelle les Israélites avaient pris la fuite :
Comme ils avaient été chassés précipitamment d’Egypte sans pouvoir préparer de provisions de route, ils n’avaient emporté que la pâte non levée, ils se mirent donc à la cuire pour en faire des galettes sans levain.
Ils témoignaient donc de l’intervention « impatiente » de Dieu et de l’urgence du peuple à être délivré.
C’était aussi un pain de « misère » ou « d’affliction », signe de la détresse du peuple d’Israël :
J’ai vu la détresse de mon peuple en Egypte et j’ai entendu les cris que lui font pousser ses oppresseurs. Oui, je sais ce qu’il souffre.
Tu ne mangeras pas, avec la victime, de pain fermenté ; pendant sept jours, tu mangeras avec elle des azymes – un pain de misère – car c’est en toute hâte que tu as quitté le pays d’Egypte : ainsi tu te souviendras tous les jours de ta vie, du jour où tu sortis du pays d’Egypte.
Rappelons également que la célébration de la Pâque initiait les 7 jours de la fête des pains sans levain (Ex 12,14-20), et que selon l’ordre de l’Eternel, les Juifs devaient préparer leurs maisons en chassant méticuleusement toute trace de levain. Ce « ménage de printemps » avait pour but de marquer une rupture : alors que la pâte levée était généralement prélevée sur une pâte précédente qu’on avait laissée fermenter – ce qui impliquait une continuité entre l’ancien et le nouveau- , le fait de chasser le levain était au contraire le gage d’un nouveau commencement. D’ailleurs, l’Eternel avait voulu faire du mois de la sortie d’Egypte le début de l’année : « Ce mois-ci sera pour vous le premier mois de l’année » (Ex 12 :2), faisant ainsi de l’Exode un évènement fondateur pour son peuple. Rappelons aussi qu’à Pâque démarrait l’attente de la nouvelle récolte de blé, qui serait fêtée à la fête de la moisson ou de la pentecôte, 50 jours après. On avait donc ici, avec les pains sans levain, le symbole de l’œuvre merveilleuse de Dieu, mettant fin à 4 siècles d’esclavage pour offrir à son peuple une vie radicalement nouvelle, dans la liberté et l’alliance avec lui.
Enfin, le levain était souvent la représentation d’une force qui agissait et transformait de l’intérieur, de manière positive (cf. Mt 13, 33) ou négative. D’un point de vue négatif, le levain évoquait la corruption du cœur. On retrouve ce sens dans la bouche même de Jésus (cf. Lc 12 :1 : « Gardez-vous de ce levain : l’hypocrisie des pharisiens»). Par contraste, l’absence de levain avait donc revêtu la signification spirituelle de pureté, de séparation d’avec le péché, comme on le voit dans cette exhortation de Paul :
Ah ! vous n’avez vraiment pas de quoi vous vanter ! Ne savez-vous pas qu’il suffit d’un peu de levain pour faire lever toute la pâte ? Faites donc disparaître tout vieux levain du milieu de vous afin que vous soyez comme une pâte toute nouvelle, puisque, en fait, vous êtes sans levain. Car nous avons un agneau pascal qui a été sacrifié pour nous, le Christ lui-même. C’est pourquoi célébrons la fête de la Pâque, non plus avec le vieux levain, le levain du mal et de la méchanceté, mais uniquement avec les pains sans levain de la pureté et de la vérité.…
La pâque, puis la fête des pains sans levain, étaient l’occasion pour chacun de s’examiner, d’arracher de son cœur les ferments de désobéissance à l’Eternel, pour mieux se rappeler le caractère gracieux/immérité de l’intervention de Dieu dans la vie de son peuple.
Voilà ce qui était « contenu » dans ce pain azyme offert sur la table du Séder pascal – au moins selon ce que la bible nous en dit. Voilà ce que Jésus et ses disciples, voyaient dans ce pain qui allait être partagé après une prière d’action de grâce, selon le récit que Luc nous rapporte :
Puis, prenant du pain, il rendit grâces, le rompit et le leur donna , en disant : « Ceci est mon corps, donné pour vous ; faites cela en mémoire de moi.
Ou selon le récit de Paul:
Il prit du pain et, après avoir rendu grâce, le rompit et dit : « Ceci est mon corps , qui est pour vous ; faites ceci en mémoire de moi.
- De la même façon, le vin du Séder, c’est plus que ce « fruit de la vigne et du travail des hommes » que l’on présente sur les autels. Dans le Séder de la Pessah, il y a rituellement 4 (voire 5 coupes) qui sont remplies et consommées à différents moments de la liturgie et qui viennent commémorer ce que Dieu a accompli dans l’Exode : la libération de l’esclavage, la sortie de l’Egypte, la rédemption, l’alliance.
C’est pourquoi dis aux enfants d’Israël : Je suis l’Eternel, je vous affranchirai des travaux dont vous chargent les Egyptiens, je vous délivrerai de leur servitude, et je vous sauverai à bras étendu et par de grands jugements. Je vous prendrai pour mon peuple, je serai votre Dieu.
L’évangile de Luc, qui parmi les évangiles synoptiques nous détaille plus le denier repas, a un récit qui est plus sobre que la tradition écrite du Séder de Pâque. Il nous parle seulement de 2 coupes.
Le repas commence avec la bénédiction de la 1ère coupe et la prière d’action de grâce :
Prenez cette coupe et partagez-la entre vous, car, je vous le déclare, dorénavant, je ne boirai plus du fruit de la vigne jusqu’à ce que le royaume de Dieu soit établi.
Jésus donne clairement à cette première coupe une dimension eschatologique : elle nous tourne vers l’accomplissement des temps, avec l’avènement plénier du Royaume.
Luc mentionne ensuite une autre coupe, juste après le repas, qui semble donc correspondre à la dernière coupe, celle de l’alliance :
Après le repas, il fit de même pour la coupe, en disant : Ceci est la coupe de la Nouvelle Alliance conclue par mon sang qui va être versé pour vous.
En Mt 26, 27-28, nous lisons :
Ensuite il prit une coupe et, après avoir remercié Dieu, il la leur donna en disant : Buvez-en tous ; ceci est mon sang, par lequel est scellé l’alliance. Il va être versé pour beaucoup d’hommes, afin que leurs péchés soient pardonnés.
Ou encore en 1 Co 11, 25 :
De même, après le repas, il prit la coupe et dit : « Cette coupe est la nouvelle alliance scellée de mon sang ; faites ceci, toutes les fois que vous en boirez, en souvenir de moi.»
- Alors comment comprendre ces paroles de Jésus ? Nous devons nous mettre « dans la peau » des convives de ce repas. Ces derniers, familiers de la liturgie du Séder, avaient à l’esprit la signification précise qui était attribuée aux éléments du pain et du vin. L’enjeu ici était de « faire mémoire », à travers une sorte de « pédagogie illustrée ». Le père de famille menait cette liturgie vivante, par la lecture de textes bibliques, la récitation de prières, et par des commentaires explicatifs, en réponse aux questions posées rituellement par un enfant. Dans cette « mise en scène » répétée année après année, paroles, gestes et objets se conjuguaient pour perpétuer dans les consciences l’œuvre de l’Eternel, passée et toujours actuelle.
Maitre/père au milieu de ses disciples, Jésus tient lui-même ce rôle du pédagogue qui nomme ou renomme les choses, en explique le sens ou le transcende.
Il se saisit du pain et de la coupe pour dire de façon concrète qui il est, et quelle est l’œuvre que le Père lui a demandé de faire.
Lorsqu’il distribue les morceaux de pain à ses disciples, il en dévoile le sens nouveau et définitif : ce pain azyme, c’est son corps. Lui qui a pris notre nature humaine, à l’exception du péché (He 4,15), lui le Pur, il est aussi celui qui nous libère du véritable esclavage, celui du péché, et il le fait en étant le Serviteur Souffrant d’Isaïe 53 : « homme de douleur, habitué à la souffrance », « percé pour nos péchés, brisé pour nos fautes », « sa vie livrée en sacrifice de réparation. ».
Voilà, croyons-nous, ce que Jésus a voulu exprimer par ces paroles « eucharistiques » : il ne s’agit pas d’une consécration du pain qui en ferait la présence substantielle de son corps, mais il s’agit d’une identification à la signification spirituelle de ce pain. Il assume ce que ce pain signifie, dans la réalité de son corps élevé pour nous sur la Croix.
De même, en saisissant cette coupe, symbole de la rédemption offerte à Israël et de l’alliance conclue avec Dieu, Jésus transfère les disciples dans une nouvelle compréhension : par la libation de son sang à la croix, il achève l’œuvre que Dieu avait commencée ; il va réaliser le pardon des péchés et sceller une alliance indéfectible.
1.2. Est-ce l’heure d’un miracle ?
Notons, pour appuyer cette interprétation, que rien ne « colle » ici avec l’accomplissement d’un miracle. Jésus n’est plus face à des foules incrédules ou des individus incertains ; il n’a pas besoin d’appuyer ses paroles par des signes. Il est dans l’intimité, avec ses disciples les plus proches – ceux-là même qui, des mois auparavant, en voyant Jésus marcher sur les eaux, avaient poussé des cris de frayeur (Mt 14,26), mais dont la foi va éclore au cours de ce dernier repas :
Maintenant, enfin, s’écrièrent-ils, tu nous parles en toute clarté, et non plus de manière figurée. A présent, nous savons que tu sais tout et que tu connais d’avance les questions que l’on aimerait te poser. C’est pourquoi nous croyons que tu viens de Dieu.
D’ailleurs, le miracle est par définition une intervention divine qui bouscule l’ordre naturel des choses et qui se voit : les sens étant frappés de stupeur (le mot « miracle » vient du latin « mirari », qui veut dire « s’étonner »), la foi est alors produite dans les cœurs. Or ici, d’après les textes bibliques et selon la doctrine même de la transsubstantiation, aucun changement n’est discerné au niveau sensible.
La logique du miracle est, selon nous, absente de ce texte.
1.3. Le récit de Paul nous fait « prendre du recul »
Le récit le plus ancien, c’est-à-dire le plus proche de l’évènement historique de la dernière Cène, est celui que Paul nous livre en 1 Co 11. En effet, ce texte date de l’an 54 ou 55, tandis que les évangiles seraient postérieurs au début des années 60. Voici ce que Paul écrit au sujet de la Cène :
Pour moi, en effet, j’ai reçu du Seigneur ce qu’à mon tour je vous ai transmis : le Seigneur Jésus, la nuit où il était livré, prit du pain et, après avoir rendu grâce, le rompit et dit : « Ceci est mon corps, qui est pour vous ; faites ceci en mémoire de moi. » De même, après le repas, il prit la coupe, en disant : « Cette coupe est la nouvelle Alliance en mon sang ; chaque fois que vous en boirez, faites-le en mémoire de moi. » Chaque fois en effet que vous mangez ce pain et que vous buvez cette coupe, vous annoncez la mort du Seigneur, jusqu’à ce qu’il vienne.
Or « la tradition qu’il a reçue du Seigneur » et qu’il nous transmet ici, se prête mal à une équation existentielle entre le vin et le sang de Christ. Il parle, non pas directement du vin, mais de la coupe de vin. Et non du sang, mais de l’alliance scellée dans le sang de Christ. On a ici comme un recul, un second degré, qui va nettement en faveur d’une interprétation symbolique.
Paul fait également référence à la Cène un peu plus tôt dans la 1ere aux Corinthiens, précisément au chapitre 10, versets 16 et suivants :
La coupe de bénédiction que nous bénissons, n’est-elle pas communion au sang de Christ ? Le pain que nous rompons, n’est-il pas communion au corps de Christ ?
Tout ce passage est un avertissement de l’apôtre par rapport au fait de manger des viandes sacrifiées aux idoles. Le propos de Paul est de souligner que ces repas idolâtres nous mettent en « communion » avec des esprits mauvais auxquels les sacrifices sont offerts, et de l’incompatibilité à « manger à la table du Seigneur » en même temps qu’à « la table des démons ». Le mot « communion » qui est au centre de son argumentaire, renvoie clairement, non pas à une absorption physique mais à un attachement spirituel.
1.4. Comment comprendre « le discernement du Corps » dont parle Paul en 1 Co 11?
Celui qui mange et boit, mange et boit sa propre condamnation, s’il ne discerne le Corps. Voilà pourquoi il y a parmi vous beaucoup de malades et d’infirmes, et que bon nombre sont morts.
Ce passage est interprété par bien des catholiques comme une exhortation à ne pas prendre la communion sans y discerner la présence réelle, sous peine de tomber sous le jugement de Dieu. Est-ce bien ce que Paul voulait dire ?
Premièrement, si Paul avait à l’esprit le corps « personnel » de Jésus-Christ, cela n’est pas pour autant un argument en faveur de la présence réelle. Quand bien même le pain et le vin ne sont que des signes, prendre à la légère ces éléments de la Cène, c’est insulter le Christ dont le sang précieux nous a rachetés de la mort…de la même façon que brûler un drapeau ou un portrait présidentiel est un acte grave qui vise directement la nation ou le gouvernant représentés par ces objets symboliques (cet acte est d’ailleurs condamné par nos lois à la hauteur de sa gravité). Dans tous les cas, il s’agit de ne pas perdre de vue que le signe, par définition, ne peut être dissocié de la réalité signifiée. Honorer Christ, c’est nécessairement honorer ce pain et ce vin qu’il nous a commandé de partager en souvenir de lui, en signe de sa vie livrée pour notre rachat:
Quelqu’un rejette-t-il la Loi de Moïse? Impitoyablement il est mis à mort sur la déposition de deux ou trois témoins. D’un châtiment combien plus grave sera jugé digne, ne pensez-vous pas, celui qui aura foulé aux pieds le Fils de Dieu, tenu pour profane le sang de l’alliance dans lequel il a été sanctifié, et outragé l’Esprit de la grâce?
Ceci dit, et c’est le deuxième point, le contexte de ce verset semble indiquer que Paul n’avait pas tant à l’esprit la présence réelle du corps et du sang du Christ (d’ailleurs, il ne mentionne que le corps), mais plutôt cette réalité du Corps mystique qu’est l’Eglise. En effet, ce verset est encadré, au début et à la fin de cette section, par les reproches que Paul adresse aux chrétiens de Corinthe. Les repas, au cours desquels est partagée la Cène, deviennent des lieux de division puisque les plus riches s’empiffrent et s’enivrent, tandis que les plus pauvres manquent de nourriture :
Je n’ai pas à vous louer de ce que vos réunions tournent non pas à votre bien, mais à votre détriment… Ce n’est plus le Repas du Seigneur que vous prenez…Méprisez-vous l’Eglise de Dieu et voulez-vous faire honte à ceux qui n’ont rien ?…Ainsi donc, mes frères, lorsque vous vous réunissez pour le Repas, attendez-vous les uns les autres. Si quelqu’un a faim, qu’il mange chez lui afin de ne pas vous réunir pour votre condamnation.
Comme il n’y a qu’un seul pain, nous tous, malgré notre grand nombre, nous ne formons qu’un seul corps, puisque nous partageons entre tous ce pain unique.
Vous êtes le corps de Christ, et vous êtes ses membres chacun pour sa part.
Ainsi, pour conclure cette étude des textes relatifs à l’institution de l’Eucharistie, nous vous invitons à vous poser la question suivante : Est-ce le pain qui devient substantiellement le corps de Christ, ou est-ce le corps de Christ qui « devient » le pain du Séder, en épousant et achevant sa signification spirituelle ? Est-ce le vin qui devient le sang de Christ, ou est-ce le sang de Christ qui accomplit ce que ce vin représentait ?
Se reconnecter aux racines juives de notre foi nous aide à ne pas abstraire les paroles de Jésus de leur contexte spécifique. Ces paroles résonnent en plein cœur d’une liturgie où tout a valeur de signe. On est donc dans une dimension spirituelle, et non matérielle.
Prenons maintenant un autre texte tout à fait central dans la doctrine eucharistique, à savoir le « discours du Pain de vie » que l’on trouve dans l’Evangile de Jean, au chapitre 6.
2.Comprendre le langage de Jésus dans le « discours du Pain de vie »
Pour les catholiques, le discours de Jn 6, souvent nommé « discours du pain de vie », atteste de la réalité de leur doctrine eucharistique. Ils s’appuient en particulier sur les versets suivants : «Car ma chair est vraiment une nourriture et mon sang vraiment une boisson. Qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi et moi en lui» (Jn 6, 55-56).
Pourtant, plusieurs raisons nous détournent d’une interprétation sacramentelle qui voudrait voir ici une évocation de la « présence réelle ». Décortiquons ce texte et notons ce qui en ressort.
2.1. Le langage de Jésus en Jn 6 est sans aucun doute « sapiential »
Il emprunte des images qui sont familières à ses auditeurs et qui résonnent avec la Sagesse du livre des Proverbes :
La Sagesse a bâti une maison, et elle en taillé les sept colonnes. Elle a tué des bêtes pour son festin et elle a préparé son vin. Déjà, elle a dressé sa table. Elle a envoyé ses servantes pour lancer ses invitations, elle appelle du haut des lieux les plus élevés de la ville : « Venez par ici, entrez donc, vous qui n’avez pas d’expérience !’ A ceux qui manquent de bon sens, elle fait dire :’Venez et mangez de mon pain, et buvez du vin que j’ai préparé, abandonnez donc la stupidité et vous vivrez. Marchez sur la voie du discernement ! »
Et encore, en Isaïe 55:
Vous tous qui avez soif, venez, voici de l’eau ! Et même vous qui n’avez pas d’argent, venez, achetez et mangez ! Venez acheter sans argent, oui, sans paiement, du vin, du lait ! Pourquoi dépensez-vous votre argent pour payer ce qui ne nourrit pas ? Pourquoi travaillez-vous pour une nourriture qui ne rassasie pas ? Ecoutez, oui, écoutez-moi, alors vous mangerez ce qui est bon, vous vous délecterez d’aliments savoureux. Tendez l’oreille, venez à moi, écoutez-moi et vous vivrez. Car je conclurai avec vous une alliance éternelle, celle que dans ma bienveillance et ma fidélité j’ai promise à David…
Voir aussi Is 25,6 sq [4].
On devrait, comme les auditeurs juifs d’il y a 2000 ans, comprendre que l’on est ici dans un registre figuré et non littéral.
2.2. Le parallèle saisissant que nous remarquons entre la rencontre de Jésus avec la Samaritaine en Jn 4, et ce discours du Pain de Vie, va aussi dans le sens d’un langage symbolique
C’est moi qui suis le pain qui donne la vie. Celui qui vient à moi n’aura plus jamais faim, celui qui croit en moi n’aura plus jamais soif.
Celui qui boit de cette eau aura de nouveau soif. Mais celui qui boira de l’eau que je lui donnerai n’aura plus jamais soif.
On est clairement ici dans un type de langage où Jésus recourt aux images de l’eau et du pain pour parler de sa propre personne, de son don aux hommes , et de la relation que le croyant est appelé à entretenir avec lui. Dans son dialogue avec la Samaritaine, Jésus parle, non pas d’une eau naturelle, semblable à celle qui était puisée au puits de Jacob, mais il parlait de son Esprit, comme il le fera encore quelques chapitres plus loin :
Si quelqu’un a soif, qu’il vienne à moi, et que celui qui croit en moi boive. Car, comme le dit l’Ecriture[5], des fleuves d’eau vive jailliront de lui. En disant cela, il faisait allusion à l’Esprit que devaient recevoir plus tard ceux qui croiraient en lui.
Si l’on comprend les métaphores utilisées par Jésus dans ces versets parallèles, pourquoi plaquer sur le chapitre 6 une interprétation qui serait cette fois (et cette fois seulement) littérale ?
2.3. L’interprétation littérale est récusée par Jésus lui-même
L’incompréhension des Juifs en Jn 6, 52 (« Comment cet homme pourrait-il nous donner sa chair à manger ? ») fait écho à d’autres versets dans l’évangile où les interlocuteurs de Jésus se trouvent bloqués, justement parce qu’ils tentent de comprendre littéralement ses paroles.
On pense là encore au chapitre 4 de Jean, dans le dialogue de Jésus avec la Samaritaine puis avec les disciples :
Mais, Maitre, répondit la femme, non seulement tu n’as pas de seau, mais le puits est profond ! D’où la tires-tu donc, ton eau vive ? Tu ne vas pas te prétendre plus grand que notre ancêtre Jacob, auquel nous devons ce puits, et qui bu lui-même de son eau ainsi que ses enfants et ses troupeaux ?
Les disciples pressaient Jésus en disant : Maitre, mange donc ! Mais il leur dit : J’ai, pour me nourrir, un aliment que vous ne connaissez pas. Les disciples se demandèrent donc entre eux : Est-ce que quelqu’un lui aurait apporté à manger ?
Mais il y a aussi bien d’autres passages similaires dans l’évangile de Jean :
Comment un homme peut-il naitre une fois vieux ? s’exclama Nicodème. Il ne peut tout de même pas retourner dans le ventre de sa mère pour renaitre ?
Seigneur, s’il dort, il est en voie de guérison.
Dans les évangiles synoptiques, citons par exemple ce verset déjà mentionné plus haut :
Jésus leur dit : Faites bien attention : gardez-vous du levain des pharisiens et des sadducéens. Les disciples discutaient entre eux : il dit cela parce que nous n’avons pas pris de pain !
Or, nous remarquons qu’à chaque fois, Jésus replace l’interprétation à un niveau spirituel :
Ce qui nait d’une naissance naturelle, c’est la vie humaine naturelle. Ce qui nait de l’Esprit est animé par l’Esprit.
Dieu est Esprit et il faut que ceux qui l’adorent, l’adorent par l’Esprit et en vérité.
Ce qui me nourrit, c’est d’accomplir la volonté de celui qui m’a envoyé et de mener à bien l’œuvre qu’il m’a confiée.
En fait, Jésus voulait dire que Lazare était mort, mais les disciples avaient compris qu’il parlait du sommeil ordinaire.
Pourquoi discutez-vous entre vous parce que vous n’avez pas de pain ? Ah, votre foi est encore bien petite ! Vous n’avez donc pas encore compris ? (…) Comment se fait-il que vous ne compreniez pas que je ne parlais pas de pain quand je vous disais : Gardez-vous du levain des pharisiens et des saduccéens ! Alors ils comprirent qu’il leur avait dit de se garder, non pas du levain que l’on met dans le pain, mais de l’enseignement des pharisiens et des saduccéens.
De la même façon, dans ce discours du Pain de vie, Jésus va corriger des auditeurs trop enclins à interpréter matériellement ses propos :
C’est l’Esprit qui donne la vie ; la chair ne sert de rien [l’homme n’aboutit à rien par lui-même]. Les paroles que je vous ai dites sont Esprit et vie.
2.4. L’évangéliste Jean n’a pas un regard sacramentel mais christologique
Le regard de Jean n’est pas, ou pas d’abord, sacramentel, mais christologique. Comme dans tous les « Je suis… » qui ponctuent son évangile, il jette une lumière nouvelle sur le Verbe fait chair : « Je suis le pain qui donne la vie » (Jn 6, 35), « Je suis la Lumière du monde » (Jn 8, 12), « Je suis la Porte » (Jn 10, 7.9), « Je suis le bon Berger » (Jn 10, 11 ;14), « Je suis la Résurrection et la Vie» (Jn 11, 25), « Je suis le chemin, la Vérité, et la Vie » (Jn 14, 6) « Je suis la Vigne » (Jn 15, 1.5), « Je suis » (Jn 8, 58), ….
Et à chaque fois aussi, Jean éclaire d’une façon nouvelle la relation qui se noue avec Jésus dans la foi. La foi, c’est le suivre pour avoir la lumière de la vie, c’est entrer par lui pour être sauvé et accéder à la vie abondante, c’est connaitre sa voix et ne suivre que lui, c’est demeurer en lui pour porter des fruits, …
Dans cette lumière, le discours de Jean 6 se comprend donc essentiellement comme un nouveau tableau, où Jésus est cette fois dépeint comme le Pain de vie, et la relation à Jésus comme une manducation spirituelle : il s’agit de venir et croire en lui pour obtenir le don de la vie éternelle. Manger sa chair et son sang, c’est se « nourrir » de sa personne, c’est s’approprier son sacrifice, c’est demeurer dans son intimité…
Cela ne veut pas dire que le chapitre 6 de Jean n’ait aucune résonnance avec la Cène. Mais Jean n’est pas dans une perspective sacramentelle. Dans son évangile, il ne fait aucune mention de l’institution de l’Eucharistie, pas plus d’ailleurs que du baptême chrétien proprement dit. Face à Nicodème en Jn 3, Jésus parle « d’eau et d’Esprit », mais ce n’est pas directement le baptême qui est visé, c’est plutôt la « nouvelle naissance ». Jean nous fait entrer dans une réalité spirituelle profonde qui ne dépend pas d’éléments matériels (même si ces éléments sont présents : l’eau, le pain, le vin) ni d’une médiation humaine ; mais de la foi, c’est-à-dire de la relation directe et personnelle entre le croyant et son Sauveur.
Ainsi, de même que le baptême vient signifier « l’évènement » spirituel de la nouvelle naissance, de même la Cène vient représenter de manière concrète le fait de se « nourrir » de Christ: en participant à la Cène, je me « nourris » dans la foi du sacrifice qu’il a offert pour nous sauver.
Mais le chapitre 6 de l’Evangile de Jean dépasse le cadre de la Cène. ll nous présente Jésus comme véritable Pain. Regardons en quoi il est « vraiment » une nourriture.
2.5. Comment comprendre l’adverbe « vraiment » de Jn 6,55 ?
Car ma chair est vraiment une nourriture, et mon sang est vraiment un breuvage.
Cette affirmation doit-elle nous incliner vers une compréhension littérale?
Le Concile de Trente a défini que : « dans le sacrement de l’Eucharistie sont contenus vraiment réellement et substantiellement le corps et le sang avec l’âme et la divinité de Notre-Seigneur Jésus-Christ, et par conséquent, le Christ tout entier. » Sess. XIII, chap. i, can. 1.
Il y a donc eu, dans la doctrine officielle de l’église catholique un glissement, du « vrai » au « substantiel ». Pourtant, rien ne semble autoriser ce glissement dans les textes bibliques.
Ce « vraiment » ne doit-il pas se comprendre tout simplement selon les explications que Jésus lui-même nous donne dans les versets suivants ?
Celui qui mange ma chair et boit mon sang demeure en moi, et moi je demeure en lui.
Cette « absorption » de la chair et du sang de Christ est « vraie » car elle réalise, comme toute ingestion d’aliment, une présence intime de l’un à l’autre. Très probablement, Jésus parle ici à un niveau « spirituel » et non physique. Pourquoi ? parce que c’est toujours à ce niveau-là qu’il nous parle de sa présence:
Là où deux ou trois sont ensemble en mon nom, je suis présent au milieu d’eux.
Et voici : je suis moi-même avec vous chaque jour, jusqu’à la fin du monde.
Quand ce jour viendra, vous connaitrez que je suis en mon Père ; vous saurez aussi que vous êtes en moi, et que moi je suis en vous.
Si quelqu’un m’aime, il obéira à ce que j’ai dit. Mon Père aussi l’aimera : nous viendrons tous deux à lui et nous établirons notre demeure chez lui.
Si vous m’aimez, vous suivrez mes enseignements. Et moi, je demanderai au Père de vous donner un autre Défenseur de sa cause, afin qu’il reste pour toujours avec vous : c’est l’Esprit de vérité, celui que le monde est incapable de recevoir parce qu’il ne le voit pas et ne le connait pas. Quant à vous, vous le connaissez, car il demeure auprès de vous, et il sera en vous.
Maintenant, voici le deuxième argument que Jésus donne pour pouvoir qualifier sa chair et son sang de « véritable » nourriture/breuvage :
Le Père qui m’a envoyé a la vie en lui-même, et c’est lui qui me fait vivre ; ainsi, celui qui se nourrit de moi vivra lui aussi par moi. C’est ici le pain descendu du ciel. Il n’est pas comme celui que vos ancêtres ont mangé ; eux, ils sont morts ; mais celui qui mange ce pain-ci vivra pour toujours
Je suis le pain vivant, descendu du ciel. Qui mangera ce pain vivra à jamais. Et même, le pain que je donnerai, c’est ma chair pour la vie du monde.
Oui, telle est la volonté de mon Père, que quiconque voit le Fils et croit en lui, ait la vie éternelle, et je le ressusciterai au dernier jour.
Qui boira de l’eau que je lui donnerai n’aura plus jamais soif; l’eau que je lui donnerai deviendra en lui source d’eau jaillissant en vie éternelle.
Moi, je suis venu pour qu’on ait la vie et qu’on l’ait surabondante.
2.6. Qu’est ce que les auditeurs ont trouvé « trop dur à entendre » ?
Le chapitre 6 se termine avec le départ de certains disciples qui estiment que « ces paroles sont trop dures » :
Après l’avoir entendu, plusieurs de ses disciples dirent : Ce langage est bien difficile à accepter ! Qui peut continuer à l’écouter ?
Selon l’église catholique, Jésus maintient ses propos, envers et contre tout, preuve que cette doctrine de la présence réelle doit rester inébranlable face aux doutes et aux critiques.
Mais, posons-nous la question, qu’est-ce qui est choquant pour les auditeurs de Jésus en Jn6 (Cf. Jn 6 :52 ; 60 ; 61) ? Où est le scandale? Est-ce vraiment le don que Jésus ferait de sa chair et de son sang sous les espèces eucharistiques?
N’est-ce pas plutôt le fait que les paroles de Jésus contrecarrent leur vision du Messie à venir?
En Jn 6,14, en voyant le miracle de la multiplication des pains et des poissons qui évoque le don de la manne par Moïse, la foule s’écrie : « Pas de doute : cet homme est vraiment le Prophète qui devait venir dans le monde » et elle cherche à le faire proclamer roi.
Oui, Jésus est bien le Prophète annoncé par la bouche de Moïse en Dt 18, 15 (« Il suscitera pour toi, parmi tes frères, un prophète comme moi, que vous écouterez ») et que les Juifs continuaient d’attendre (cf Jn 1, 21 : les autorités juives viennent enquêter auprès de Jean le Baptiste : « Es-tu le Prophète ? »). Pierre, dans son discours de la Pentecôte, identifiera lui aussi Jésus avec ce Prophète attendu (Ac 3, 22-26).
Cependant, Jésus ne correspond pas à l’idée que les Juifs s’étaient faite de ce personnage messianique. Cet envoyé de Dieu devait être semblable à Moïse. Or Jésus a des paroles qui ne sont pas recevables d’un point de vue humain :
Voyons, n’est ce pas Jésus, le fils de Joseph ? Nous connaissons bien son père et sa mère ! Comment peut-il prétendre qu’il est descendu du ciel ?
A ces mots, les Juifs se mirent à discuter vivement entre eux, disant : Comment cet homme pourrait-il nous donner son corps à manger ?
« Cette fois-ci, nous sommes sûrs que tu as un démon en toi. Abraham est mort, les prophètes aussi, et toi tu viens nous dire : Celui qui observe mon enseignement ne mourra jamais. Serais-tu plus grand que notre père Abraham, qui est mort – ou que les prophètes, qui sont tous morts ? Pour qui te prends-tu donc ? »…. »Vraiment, je vous l’assure, leur répondit Jésus, avant qu’Abraham soit venu à l’existence, moi, je suis ».
Et il y a plus. Ce Messie va devoir « remonter là où il était auparavant », c’est-à-dire être élevé sur la Croix, offert en sacrifice pour notre rachat, avant de retourner vers le Père dans son corps glorifié.
Tout cela est scandale pour les Juifs. Certains disciples quittent Jésus à ce moment précis, tandis que Pierre reconnait en lui « le Saint, envoyé de Dieu » qui a « les paroles de la vie éternelle » (Jn 6, 68-69).
C’est bien ce mystère de la divinité du Christ, vrai Dieu et vrai homme, qui fait le partage entre ceux qui accueillent ce mystère dans la foi et ceux qui le retiennent comme un motif d’accusation contre Jésus.
Rappelons-nous qu’au moment du procès de Jésus, nul ne se lèvera pour l’accuser d’avoir voulu « donner sa chair à manger », mais on dira: « Cet homme a dit : Je peux démolir le Temple de Dieu et le rebâtir en trois jours » (Mt 6,61 ; cf. Mc 14,58). Et ce qui portera le coup final, c’est l’accusation du blasphème suprême: « Il doit mourir car il a prétendu être le Fils de Dieu » (Jn 19, 7 ; cf. Mt 26, 63-66 ; Mc 14, 61-64 ; Lc 22, 70-71)
Voilà, croyons-nous, ce qui se noue déjà dans ce « discours du pain de vie » : l’accueil ou le rejet de l’Incarnation, qui s’achève dans la Rédemption par le sacrifice de la Croix.
Ainsi, l’examen attentif du chapitre 6 de l’évangile de Jean nous conduit, là encore, à opter pour une interprétation symbolique et spirituelle de cette « manducation » du corps et du sang de Jésus-Christ.
Maintenant, au-delà de ces quelques textes bibliques mis en avant par le Magistère à propos de l’Eucharistie, il est bon de terminer par un survol plus large, en gardant à l’esprit que la Parole de Dieu ne peut se contredire. Examinons si les autres écrits du Nouveau Testament viennent confirmer nos premières découvertes.
3. Où est la présence réelle dans le reste du Nouveau Testament ?
On ne voit nulle part dans le Nouveau Testament que les chrétiens de la première génération auraient adhéré à cette notion de transsubstantiation. Nous avons déjà évoqué les épitres de Paul, spécialement la première aux Corinthiens, où il nous transmet « la tradition reçue du Seigneur », en insistant sur la fonction de mémorial : « Chaque fois que vous mangez de ce pain et que vous buvez de cette coupe, vous annoncez la mort du Seigneur, et ceci jusqu’à son retour » (1 Co 11, 26), et sur l’unité fraternelle que ce pain et cette coupe partagées exige.
Dans les Actes, Luc mentionne plusieurs fois la « fraction du pain » comme une caractéristique essentielle de la vie de l’église naissante :
Dés lors, ils s’attachaient à écouter assidûment l’enseignement des apôtres, à vivre en communion les uns avec les autres, à rompre le pain et à prier ensemble.
Tous les jours, d’un commun accord, ils se retrouvaient dans la cour du Temple ; ils rompaient le pain dans les maisons, et prenaient leurs repas dans la joie, avec simplicité de cœur.
Autre point pour le moins troublant, pour qui cherche la perspective catholique dans les textes bibliques, nous ne voyons nulle part la figure du prêtre, prononçant la prière de consécration « in persona christi ». Il ne nous est pas dit, dans les versets de Ac 2 cités plus haut, ni ailleurs, que les apôtres aient été présents dans les maisons pour officier comme ministres de l’Eucharistie. Le seul leader de l’église dont il est nous est dit explicitement qu’il « rompt le pain » au milieu d’une assemblée de frères, c’est Paul :
Le dimanche, nous étions réunis pour rompre le pain (…) Paul remonta, rompit le pain, mangea et continua de parler jusqu’au point du jour.
Mais ni Paul, ni aucun apôtre de Jésus Christ, ne s’est jamais présenté comme prêtre du Seigneur. « Apôtre », « Serviteur de Dieu et de Jésus-Christ », voilà leur identité, voilà leur mission, qui n’a rien de sacerdotal. Il y a certes des leaders dans l’église. Paul a lui-même œuvré à en mettre en place dans toutes les églises qu’il fondait. On les appelle « presbytres » ou « épiscopes » (termes qui signifient « anciens », « gardiens »). Leur rôle consiste à enseigner la doctrine, protéger les croyants contre les faux enseignements, prendre soin du troupeau et spécialement des plus vulnérables (les pauvres, les veuves, les orphelins, les malades).
Rappelons que le prêtre est essentiellement un médiateur entre Dieu et les hommes. Dans l’ancienne Alliance, il présente à Dieu les sacrifices offerts par les fidèles pour leurs péchés, et il transmet aux fidèles la bénédiction de Dieu. Or, rien dans le ministère des leaders de l’église ne s’apparente, de près ou de loin, à une fonction proprement sacerdotale. L’apparition d’un clergé dit sacerdotal se fera au cours des siècles, sans enracinement dans le Nouveau Testament.
Pourtant, pour l’église catholique, Eucharistie et sacerdoce sont clairement inséparables. « Il n’existe pas d’Eucharistie sans sacerdoce, de même qu’il n’existe pas de sacerdoce sans Eucharistie »[6]. Mais , encore une fois, ce qui est frappant, c’est que l’un et l’autre sont absents de la vie de l’église primitive, telle que les Ecritures en témoignent…
CONCLUSION
En scrutant les textes de la Cène, le texte du « Pain de vie », aussi bien que le Nouveau Testament dans son ensemble, nous avons découvert que rien n’appuyait la compréhension catholique de l’Eucharistie. La doctrine de la présence réelle n’a pas de fondement biblique.
Le magistère affirme que sa doctrine remonte à la naissance même de l’Eglise : « On a toujours été persuadé dans l’Église de Dieu…», affirme par exemple le Concile de Trente, au sujet de la croyance en la transsubstantiation (13e session, § 1642). Mais ce semblant de légitimité historique ne tient pas face à la vérité des Ecritures. Rien n’accrédite le fait que l’église primitive ait cru et pratiqué ce que l’église catholique enseigne au sujet de la présence réelle dans l’Eucharistie.
Si vous êtes un catholique croyant et pratiquant, vous êtes sans doute foncièrement attaché à l’Eucharistie. Vous chérissez les moments d’intimité que vous vivez avec le Seigneur pendant la messe, spécialement au moment de la communion, ou pendant l’adoration du Saint Sacrement. Or le Christ que vous aimez, nous l’a dit clairement :
Si vous m’aimez, vous garderez mes commandements.
Celui qui a mes commandements et qui les garde, c’est celui-là qui m’aime.
Les véritables adorateurs adoreront le Père dans l’esprit et la vérité, car tels sont les adorateurs que cherche le Père. Dieu est esprit, et ceux qui adorent, c’est dans l’esprit et la vérité qu’ils doivent adorer.
Plusieurs nous disent croire en la présence réelle à cause de ce qu’ils expérimentent après avoir reçu l’hostie consacrée ! Ce qu’ils ressentent en eux, ne serait-ce pas « simplement » la présence de Dieu qui se donne en réponse à un cœur qui le désire dans le secret?
Pour toi, quand tu pries, retire-toi dans ta chambre, ferme sur toi la porte, et prie ton Père qui est là, dans le secret ; et ton Père, qui voit dans le secret, te le rendra.
Si vous gardez mes commandements, vous demeurerez en mon amour.
Déjà vous êtes purs, grâce à la Parole que je vous ai fait entendre.
Sanctifie-les dans la vérité : ta parole est vérité.
« Nous renversons les sophismes et toute puissance altière qui se dresse contre la connaissance de Dieu, et nous faisons toute pensée captive pour l’amener à obéir au Christ », nous dit Paul en 2 Co 10, 4-5.
Lorsque nous nous sommes plongés dans la Parole, Dieu a renversé nos forteresses et nous a rendus captifs. Nous prions pour qu’il fasse de même pour vous !
[1] Cf. par exemple : Somme théologique de Thomas d’Aquin, III, question 75, article 5 : « Ce qui apparait aux sens, une fois la consécration faite, c’est-à-dire tous les accidents du pain et du vin, tout cela subsiste. »
[2] cf. Nb 9, 11 : « ils célébreront la pâque à la nuit tombante, en mangeant l’agneau avec des pains sans levain et des herbes amères. », Ex 1, 13-14 : « Alors ils les réduisirent à un dur esclavage et leur rendirent la vie amère par de dures corvée… »
[3] Cf. Ps 41, 10 : « Même l’ami sur qui je comptais, et qui partageait mon pain, a levé le talon sur moi » (trad. TOB)
[4] Isaïe 25 : 6 sq : « Le Seigneur des armées célestes préparera lui-même pour tous les peuples, là, sur cette montagne, un festin de vins vieux, et de mets succulents, des mets tout pleins de moelle, arrosés de vins vieux et dûment clarifiés. Et il déchirera là, sur cette montagne, le voile de tristesse qui couvre tous les peuples, la couverture recouvrant toutes les nations. Il fera disparaitre la mort à tout jamais… »
[5] Jésus fait ici référence à plusieurs passages de l’Ancien Testament : Ex 17, 1-6 ; Is 58, 11 ; Ez 47, 1-12…car il est le Rocher d’où l’eau a jailli au désert, il est le vrai Temple d’où ont jailli des fleuves d’eau vive,…
[6] Cf. Lettre de Jean-Paul II aux prêtres pour le Jeudi Saint 2004