Décryptage autour du décret « Authenticum charismatis »
Une des caractéristiques essentielles d’une réalité sectaire et abusive, c’est sa ténacité. En cela, elle est tout à fait comparable à un virus. Le « virus des abus » est non seulement très résistant mais il a la capacité de muter et de susciter de nouveaux « clusters » : un nouveau nom, une nouvelle apparence, un nouvel hôte, un nouvel environnement. On pourrait appeler cela des « variants », et pourtant c’est fondamentalement le même agent pathogène, avec la même charge virale, encore plus agressive.
Or, face à la propagation des dérives en son sein, l’église catholique semble aujourd’hui prendre acte de la nécessité de se doter de nouveaux moyens. C’est ce qui ressort de la publication récente du décret pontifical « Authenticum charismatis ».
1. Le sursaut de l’église catholique face au danger des dérives dans la vie religieuse
Le 4 novembre 2020, le pape François a publié, sous le titre, « Authenticum charismatis » (De l’authenticité des charismes), un motu proprio (un décret) portant sur la création des instituts de vie consacrée. Jusque-là, en vertu du canon 579, un évêque qui souhaitait reconnaitre un nouvel institut avait quasiment plein pouvoir : il pouvait le faire par décret formel« pourvu que le Siège Apostolique ait été consulté », et rien ne l’obligeait, en fait, à suivre l’avis donné par Rome. Désormais, l’évêque devra impérativement avoir obtenu l’autorisation écrite du Saint-Siège, faute de quoi le nouvel institut ne pourrait être érigé.
Ce texte, promulgué par le pape François de sa propre initiative, est un signe de sa détermination personnelle à resserrer les conditions entourant la création de nouveaux instituts. Déjà, par un rescrit de mai 2016, il avait établi le caractère obligatoire (non facultatif) de la consultation. L’exigence de validation écrite vient encore intensifier le contrôle de Rome sur l’ensemble de la vie consacrée.
En effet, l’idée centrale du motu proprio est que la reconnaissance de nouvelles formes de vie religieuse, si elle relève bien de la responsabilité des évêques, engage cependant « l’horizon plus large de l’Eglise universelle ». Il faut donc s’assurer, au sommet, de « la fiabilité et (de) l’ecclésialité des charismes ». C’est pourquoi, selon le pape François, il incombe au Saint-Siège d’« accompagner les pasteurs dans le processus de discernement », de « procéder aux évaluations nécessaires » et enfin, d’établir un jugement final.
Deux objectifs sont clairement inscrits dans ce texte :
1. vérifier « l’authenticité » de l’inspiration revendiquée par un potentiel fondateur
2. « éviter la multiplication excessive d’institutions similaires, avec le risque d’une fragmentation nocive en groupes trop petits ».
L’intention est de parfaire le discernement en amont, pour éviter d’avoir ensuite à « trainer des casseroles »…
Et des casseroles, le Vatican en a ! La concision du décret pontifical ne rend pas compte de l’ampleur des dérives au sein de l’église, ampleur qui seule pouvait justifier un tel renforcement de l’autorité romaine, ainsi que l’urgence avec laquelle ce décret a été mis en vigueur (10 jours seulement après sa publication, au lieu des trois mois habituels). En toile de fond, il y a immanquablement la pluie de révélations sur les abus commis dans de nombreux instituts, notamment par des fondateurs. Mais aussi le constat de la capacité des dérives à muter et « rebondir » ailleurs en formant de nouveaux clusters. C’est ce que souligne le père Jean-Christophe Meyer, qui est secrétaire de la commission pour la vie consacrée au sein de la Conférence des Évêques de France:
Sans que cela soit fait avec malveillance, un évêque pourrait accepter de reconnaître un institut dont le fondateur aurait été refusé par l’évêque de son diocèse d’origine.[1].
Ainsi, il semble que l’institution soit en train de prendre acte de facteurs qui, dans ses propres rouages, jouent en faveur de fondateurs pervers :
- des évêques font « cavaliers seuls », en toute autonomie vis-à-vis de Rome et de leurs « confrères » ;
- beaucoup sont en butte à la baisse des vocations cléricales et religieuses et cèdent au miragede relèves potentielles. D’ailleurs, même au sommet, l’église a toujours manifesté beaucoup d’aveuglement ou de laxisme face aux mouvements qui lui offraient un vivier de candidats au sacerdoce et des forces nouvelles dans la tâche d’évangélisation. « Ne mords pas la main qui te nourrit », dit le proverbe.
- les dossiers sur les communautés défaillantes se multiplient ; ils sont complexes et les informations qu’ils contiennent ne sont pas suffisamment centralisées ou partagées ; et puis, après quelques années, on a vite fait de perdre l’historique des dossiers …
- l’opacité entourant les sanctions ecclésiastiques rend les fidèles vulnérables. Ils s’approchent innocemment de communautés déviantes qui, elles, n’hésitent pas à réécrire leur histoire et à mettre de l’avant leurs « bonnes relations » ecclésiastiques…
En clair, le guide de survie des gourous contient deux principes clés : premièrement, savoir persévérer, jusqu’à ce qu’un évêque, mal averti, oublieux ou séduit, leur ouvre grand la porte de leur diocèse ; et deuxièmement, être éventuellement prêts à s’expatrier pour faire renaitre leur « charisme » sous des cieux plus cléments.
Curieusement, une institution aussi universelle que l’église catholique s’avère finalement très peu douée pour la transmission des informations et l’uniformisation des procédures. Trop souvent, le virus des abus « circule» dans l’église, sans qu’aucune politique sanitaire commune ne vienne entraver sa propagation. Ou si l’on veut emprunter une autre image, quelqu’un peut être reconnu comme criminel dans un diocèse, puis accueilli à bras ouverts dans un autre. S’il y a bien un concept que le catholicisme n’a pas su s’approprier, c’est celui d’Interpol.[2]
2. L’histoire de la Famille Saint-Jean et de ses « variants »
Pour illustrer ce fait, il nous parait très approprié de rappeler l’histoire rocambolesque de deux branches de la Famille Saint-Jean. Depuis 2013, on a beaucoup parlé des déviances du fondateur et père de cette famille religieuse, le père Marie-Dominique Philippe. Ce qui est certain, c’est que la perversité de ce dominicain continue, plusieurs années après sa mort (en 2006), à porter de mauvais fruits dans les communautés qu’il a inspirées, non sans la complicité (passive ou active) de l’institution catholique romaine.
2. 1. Mère Myriam et les soeurs mariales
Le premier cas est celui des « Sœurs mariales d’Israël et de Saint-Jean ». Mère Myriam, leur fondatrice (de son nom civil, Tünde Szentes), est la fille spirituelle et l’ancienne secrétaire du père Marie-Dominique Philippe à Fribourg.
Acte I. Dès les années 80, l’installation de cette jeune communauté dans le diocèse d’Autun s’annonce problématique. En 1986, des parents adressent une lettre à Mgr Bourgeois pour lui faire part de graves dysfonctionnements : recrutement hâtif et souvent à l’insu des familles, rupture avec l’entourage, pressions psychologiques, vexations et sévices corporels, absence de couverture sociale, concentration de toutes les charges entre les mains de Mère Myriam, etc. Un groupe de parents dépose même une requête auprès du Tribunal ecclésiastique de Lyon. Une enquête aboutit en 1987 à l’authentification de ces dérives, et conséquemment au refus de Mgr Bourgeois d’héberger la communauté dans son diocèse.
Acte II. Les Sœurs mariales opèrent alors leur migration vers le diocèse de Lyon. Mère Myriam entame une grève de la faim sous les fenêtres de l’archevêché, ce qui lui vaudra une double victoire : non seulement le jugement du Tribunal ecclésiastique est annulé, mais Mgr Decourtray accède finalement à sa demande : en 1994, la communauté est reconnue comme « association privée de fidèles ». L’année suivante, elle s’intègre officiellement à la « Famille Saint-Jean », sous la direction spirituelle du père Marie-Dominique Philippe. Les sœurs ouvrent alors deux monastères près de Saint-Jodard, où se trouve la maison de formation des Frères de Saint-Jean (Loire).
Acte III. En 1998, Mère Myriam, accompagnée du père M-D Philippe, fait un voyage dans son pays natal, la Hongrie. L’ambiance est particulièrement houleuse : des familles tentent d’empêcher l’embrigadement de leurs filles, et l’on en vient aux mains. Plusieurs jeunes Hongroises se joignent quand même à la communauté, mais le scandale provoqué force Mère Myriam à quitter le pays.
Acte IV. En 1999, malgré ce précédent, et l’accumulation de témoignages à charge contre Mère Myriam, la communauté est officiellement érigée en congrégation de droit diocésain, par l’évêque de Roznava en Slovaquie.
Acte V. À Lyon, ce n’est pas le même son de cloche. Le 15 mars 2005, par un décret exceptionnellement « rare et grave », le cardinal Philippe Barbarin, nouvel archevêque, dissout le groupe. Les sœurs ont interdiction de porter leur habit religieux ainsi que de garder leur mode de vie. Elles perdent leur reconnaissance ecclésiale, en France…
Mais leur statut canonique est maintenu en Slovaquie. En France d’ailleurs, le groupe, qui a gardé son droit d’association, perdure dans un lien toujours fusionnel avec la fondatrice. On déplore jusqu’à ce jour un fonctionnement extrêmement sectaire. Des familles sont toujours empêchées d’entrer en contact avec leurs filles.
2. 2. Sœur Marthe et les Soeurs de Maria Stella Matutina
Le deuxième exemple, non moins significatif, est celui des Sœurs (contemplatives) de Saint-Jean, dont le groupe majoritaire et le plus sectaire s’est refondé sous le nom des « Sœurs de Maria Stella Matutina ».
Acte I. En 1982, Alix Parmentier, ancienne carmélite et assistante du père Marie-Dominique Philippe, reçoit l’habit monastique et se voit confier la direction de quelques jeunes femmes pour les former à une vie contemplative « à l’école de Saint Jean » (quelques-unes se détacheront de ce noyau initial pour fonder la branche des Sœurs apostoliques). En 1987, les « Sœurs de Saint-Jean » sont reconnues comme « association publique de fidèles », puis en 1994 comme congrégation de droit diocésain, sous l’autorité de l’archevêque de Lyon, Mgr Decourtray à l’époque. La communauté se développe alors très rapidement : portée par un afflux de vocations venant du monde entier, elle multiplie les fondations de monastères, grâce au leadership de sœur Marthe. Celle-ci joue à la fois le rôle de maitresse des novices, de formatrice, et de mère spirituelle pour la plupart des sœurs.
Acte II. En 2003, on observe un changement de ton. Mgr Philippe Barbarin, peu après son installation à Lyon, décide de nommer un « assistant » : Mgr Poulain est officiellement chargé d’ « accompagner » cette communauté en plein essor numérique et géographique. Mais il s’agit surtout de réagir aux dysfonctionnements suspectés tant chez les sœurs que chez les frères, et qui commencent à agiter la presse. Pourtant, Mgr Poulain manque de clairvoyance : il défend publiquement les sœurs face aux révélations médiatiques, jusqu’à les laver de tout soupçon de dérives sectaires.
Cela n’empêche pas que les témoignages se multiplient : toute-puissance de sœur Marthe, pensée unique, séduction affective, abus sexuels, problèmes de santé physique et psychique, tentatives de suicide…. Mgr Barbarin refuse donc d’en rester là. En 2008, il nomme deux abbesses bénédictines comme nouvelles « assistantes » de la communauté ; il multiplie les initiatives personnelles pour visiter et questionner les sœurs. L’enquête interne aboutit au coup de théâtre du 6 juin 2009 : l’archevêque débarque à Saint-Jodard, il annonce la destitution de sœur Alix, de sœur Marthe et de toutes les sœurs gouvernantes, ainsi que la nomination d’une nouvelle prieure générale, sœur Johanna. Celle-ci hérite de la lourde charge de conduire la communauté dans de profondes réformes.
Acte III. A partir de l’été 2009, une partie des religieuses choisit d’entreprendre le redressement demandé par l’église, dans l’obéissance aux évêques chargés du dossier (Mgr Barbarin, puis les Commissaires Pontificaux : Mgr Bonfils, et Mgr Brincard). Cette minorité restera sous le vocable « Sœurs de Saint-Jean ». Mais le gros des troupes suit dans la dissidence sœur Alix et sœur Marthe, qui invoquent une divergence de compréhension sur le charisme de la communauté. C’est le début de démarches multiples pour obtenir une scission d’avec les Sœurs de Saint-Jean et une refondation : les sœurs font jouer leurs relations, elles se tournent avec espoir vers l’Espagne, puis vers le Mexique. En décembre 2009, Mgr Raul Vera Lopez, un dominicain « grand ami » du père M-D Philippe, propose de les accueillir dans son diocèse, à Saltillo. Des centaines de sœurs affluent auprès de lui, mais la manœuvre est stoppée de justesse par Rome.
Acte IV. En juin 2012, l’évêque de Cordoue (Espagne) accepte de reconnaitre le groupe dissident : c’est la naissance de « l’Institut Saint-Jean Saint-Dominique ». Mgr Brincard, en tant que Délégué pontifical, dénonce des manigances faites depuis des mois en secret et à son insu, tandis que le Substitut du pape, Mgr Becciu évoque « d’innombrables démarches entreprises et des pressions diverses exercées pour contourner la volonté du Saint-Père ».[3] Pourtant, cette nouvelle communauté, forte de son nouveau protecteur, peut l’affirmer : elle est « érigée en une Association publique de fidèles avec des droits propres et en pleine communion avec l’Église catholique, avec le Pape et avec le Saint-Siège ». Plusieurs évêques du monde entier accueillent les sœurs dans leur diocèse.
Acte V. Janvier 2013, nouveau revirement. Une lettre signée du Cardinal Bertone, Secrétaire d’État au Vatican, met fin à cette refondation :
Le Souverain Pontife Benoit XVI, lors de l’Audience qu’il m’a accordée aujourd’hui, a disposé ce qui suit : l’Association publique de fidèles dénommées Sœurs de Saint-Jean et de Saint-Dominique, érigée le 29 juin 2012 dans le diocèse de Cordoue, étant donné qu’elle a gravement porté atteinte à la discipline ecclésiastique, est supprimée avec effet immédiat et sans possibilité qu’elle soit reconstituée sous une autre forme, aussi bien dans le diocèse de Cordoue que dans un autre diocèse.
Cent-cinquante sœurs sont brutalement réduites à l’état laïc. Certaines se placent sous la protection officieuse d’évêques, d’autres affrontent les défis d’une réinsertion dans la vie civile.
Acte VI. Juin 2014. Les sœurs « ressuscitent » grâce à Mgr Munilla, l’évêque de San Sebastian (toujours en Espagne). La refondation se fait sous le nouveau nom de « Sœurs de Maria Stella Matutina ». Le Vatican, pris de vitesse, fait mine de présider à leur réhabilitation officielle. Le 1er juillet 2014, Mgr Brincard en fait l’annonce en ces termes[4] : les sœurs dissidentes «pourront librement constituer une association publique de fidèles en vue de devenir institut religieux». Mais deux conditions sont posées :
- L’association ne pourra faire « d’une quelconque manière, référence au P. Marie-Dominique Philippe », sans avoir obtenu au préalable la permission de la Congrégation pour les instituts de vie consacrée, « compte tenu du fait que les contenus de ce charisme sont actuellement objets de discernement ».
- « Les personnes que le Saint Siège a déjà en son temps éloignées des charges de gouvernement [c’est-à-dire Sœur Alix, Sœur Marthe, Sœur Isabelle et Sœur Agnès-Marie] (sont) complètement exclues de la vie religieuse. »
Depuis cette réhabilitation de 2014, les Sœurs de Maria Stella Matutina n’ont cessé de se développer. Comptant aujourd’hui plus de 250 religieuses, elles sont établies dans une quinzaine de pays, sur tous les continents. Elles continuent de recruter, de collecter des fonds, de vendre leur « nouveau charisme »…
À l’évidence, le parcours abracadabrant de ces deux communautés issues de la Famille Saint-Jean est une parfaite illustration de cette citation bien connue de Blaise Pascal : « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà ».
2. 3. La complicité de l’institution et la solidarité entre abuseurs
On pourrait d’ailleurs ajouter deux remarques annexes à ce dossier.
Premièrement, la genèse de cette histoire remonte bien avant les années 2000 et 2010. Car malheureusement, la logique de « sanction ici-réhabilitation ailleurs » ne date ni d’aujourd’hui ni d’hier. Comme l’a très bien relaté le dossier d’enquête récemment publié par le journal La Croix[5], le fondateur de la Famille Saint-Jean, le père Marie-Dominique Philippe avait été lourdement sanctionné dès les années 50, a minima pour sa complicité avec les abus spirituels et sexuels commis par son frère ainé, le père Thomas Philippe, religieux dominicain comme lui. Or, l’un et l’autre ont profité du secret couvrant leur condamnation et de l’incroyable passivité de l’institution pour devenir quelques décennies plus tard, des fondateurs ou co-fondateurs vénérés (de la Famille Saint-Jean pour Marie-Dominique, et de l’Arche pour Thomas), continuant ainsi de sévir avec leur mystique corrompue, et de faire école auprès de nombreux disciples.
Deuxièmement, ce phénomène de « rebond » ne se produit pas seulement à l’échelle de groupes entiers, mais aussi, évidemment, à l’échelle d’individus particuliers. Et il met alors en œuvre de profondes solidarités entre groupes déviants. Voici un exemple récent, celui de frère Raphaël (pseudo) :
- 2004-2005: il entre au noviciat des Frères de Saint-Jean ;
- Quelques années plus tard, il quitte la communauté Saint-Jean, avec une fragilité déjà détectée par ses supérieurs. Il s’oppose aux sanctions frappant les supérieures contemplatives et aux révélations autour des abus commis par le père M-D Philippe.
- On le retrouve ensuite à Bruxelles dans la Fraternité des Saints Apôtres, inspirée par le père Michel-Marie Zanotti Zorkine. Ce dernier, figure charismatique mais insaisissable, pour ne pas dire instable, est lui-même un fils spirituel et fervent admirateur de Marie-Dominique Philippe. Cela ne fait pas peur à Mgr Léonard, évêque de Malines-Bruxelles : séduit par le style « à la fois classique et populaire » du père Zanotti et de ses poulains, c’est lui qui fonde officiellement la Fraternité. Quelle aubaine d’accueillir d’un seul coup une vingtaine de séminaristes dans un diocèse dévasté par la baisse des vocations !
- 2014: frère Raphaël est ordonné diacre puis prêtre, le tout en un temps record. Il devient ainsi un « prêtre Zanotti », propulsé avec son équipe à l’église Ste Catherine.
- 2016 : la Fraternité des Saints Apôtres est temporairement dissoute en 2016 par Mgr de Kesel, le nouvel archevêque de Malines-Bruxelles – dissolution confirmée par le pape François en 2018.
- En 2019, une enquête est ouverte contre frère Raphaël. Celui-ci trouve alors refuge auprès de la Fraternité Verbum Spei. Cette communauté est un autre « variant » du « virus philippien » : elle a été fondée en 2012 par quelques ex-frères de Saint-Jean qui refusaient d’admettre les révélations concernant leur fondateur. La Fraternité Verbum Spei, reconnue au Mexique par Mgr Raul Vera Lopez (qui fut aussi le premier protecteur des sœurs de Saint-Jean dissidentes), a ensuite essaimé au Luxembourg (et récemment aux Etats-Unis). Frère Raphaël bénéficie de l’omerta de ce milieu qui lui ressemble. Et, comme les autres membres de Verbum Spei, il est en lien très étroit avec les Sœurs de Maria Stella Matutina. C’est sa manière pas très « spirituelle » d’accompagner des sœurs ou de futures sœurs qui est au cœur de l’enquête ecclésiastique.
- 2021 : frère Raphaël est renvoyé de l’état clérical par la Congrégation pour le clergé.
L’institution, cette fois, a réagi, mais bien tardivement…Difficile de justifier un tel manque de cohérence dans le suivi d’instituts ou d’individus si gravement problématiques.
Le motu proprio « Authenticum charismatis » ambitionne sans doute de prévenir de tels scandales. Mais est-il vraiment à la hauteur du défi ?
3. L’insuffisance de la stratégie préventive de l’église
En fait, l’initiative de Rome pour tenter de mieux contrôler la vie religieuse n’aura qu’une portée très limitée, et voici pourquoi :
- Le motu proprio ne prévoie pas d’effet rétroactif, c’est-à-dire qu’il ne s’applique pas aux nombreux instituts de vie consacrée jouissant déjà d’une reconnaissance diocésaine. Pour eux, le réexamen de leur charisme et de leurs fonctionnements n’est pas d’actualité. On pourrait donc qualifier la stratégie de l’église de « préventive ». Plutôt que d’avoir à gérer des dossiers d’abus, menant parfois à des procès, l’institution va tenter de mieux réguler en amont. Mais rien n’est mis en place pour « traiter »les communautés déjà contaminées.
- Il ne vise que les « instituts de vie consacrée », tels que définis par le canon 579. Or, une « association de fidèles », qu’elle soit qualifiée de « privée » ou de « publique », n’est pas considérée comme un « institut de vie consacrée ». En clair, le statut d’association n’est pas (encore) identifié formellement comme de la vie religieuse, même s’il correspond souvent au premier stade d’une fondation religieuse (et même s’il peut en adopter les usages, comme nous le verrons plus loin). Or, pour ériger une association de fidèles dans son diocèse, l’évêque garde toute latitude. L’aval explicite de Rome ne serait exigé que dans l’étape ultérieure éventuelle, au cas où l’association demanderait à être reconnue comme institut ou congrégation de droit diocésain.
Alors, que changera le décret pontifical pour les Sœurs mariales ou les Sœurs de Maria Stella Matutina ?
Eh bien, il ne changera rien : pour les premières, parce qu’elles sont déjà reconnues comme congrégation diocésaine en Slovaquie et qu’il n’y aura pas d’effet rétroactif ; et pour les secondes, parce que leur statut canonique d’«association publique de fidèles » les dispense d’être validées par le Saint-Siège.
Et là, on commence à mettre le doigt sur les limites du droit (en l’occurrence du droit interne de l’église catholique).
Les fraudeurs ont leurs paradis fiscaux ? De la même façon, au sein de l’église catholique, les gourous bénéficient de véritables « paradis canoniques ».
Pour préciser, justement, la zone de droit et de non-droit d’un groupe sectaire tel que les Sœurs de Maria Stella Matutina, nous avons interrogé un spécialiste en droit canonique. Nous en retenons ceci:
- En tant qu’« association publique de fidèles en vue de devenir un institut religieux », les sœurs peuvent mener une « vie religieuse » sans en avoir le statut proprement dit. En effet, elles sont autorisées à « employer les usages de la vie religieuse », à une seule exception: elles ne peuvent pas professer des « vœux religieux » stricto sensu, car « ce qui fait le moine, ce n’est pas l’habit mais la profession religieuse ». Les membres de l’association doivent donc se contenter de vœux privés. Pour le reste, il n’y a aucune différence avec une congrégation de droit diocésain. C’est le même cadre de vie monastique : habit et nom de religion ; formation religieuse à travers plusieurs étapes (postulat, noviciat…); obéissance à des autorités internes à la communauté ; engagement à la pauvreté et au célibat….Lorsque le pape François, en 2014, est revenu sur l’interdit posé par son prédécesseur le pape Benoit XVI, et a donc autorisé les « sœurs »à se reconstituer sous la forme d’une « association », soit il ne connaissait pas le droit de l’église (mais peut-on le croire ?), soit il savait pertinemment qu’il permettait ainsi à ce groupe sectaire d’être un parfait copié-collé de ce qu’il était auparavant.
- Rien ne contraint une « association publique de fidèles », même si elle est créée « en vue de devenir un institut religieux », à demander effectivement sa reconnaissance en tant qu’institut religieux. Les « Sœurs de Maria Stella Matutina » sont libres de rester indéfiniment dans ce statut qui fait très bien leur affaire. Mais, imaginons qu’elles demandent un jour à devenir un institut religieux proprement dit…Un pape, encore une fois oublieux du passé, pourrait très bien accéder à leur demande. Dans le cas inverse, un refus du Saint-Siège ne conduirait pas de soi à une dissolution. Il aurait pour simple effet de « laisser l’association en son état ». Aucun danger ne plane donc sur l’existence des Stella Matutina, tant que l’évêque de San Sebastian joue son rôle de protecteur.
- La sanction qui a frappé les 4 supérieures principales, à savoir leur « exclusion définitive de la vie religieuse », était de pure forme. En effet, « c’est l’état canonique de religieuse » qui leur est prohibé, mais pas le droit d’appartenir à une « association », ni d’en adopter les usages. Les supérieures « sanctionnées » savent qu’elles sont « canoniquement correct » et en jouent: elles fignolent leur image de « saintes martyres » tout en maintenant leur influence. Rien n’empêche sœur Marthe, notamment, de vivre au milieu des Stella Matutina, de porter leur habit, de présider à l’accueil des nouvelles recrues, de leur dispenser la formation intellectuelle et spirituelle, de recevoir leurs engagements, de les diriger…
En conclusion, comme le résume le canoniste que nous avons consulté, « on peut dire que les sœurs ne respectent pas l’esprit de la lettre pontificale, mais on ne peut pas dire qu’elles n’en respectent pas la lettre. » Il y a là un vide juridique qui est du pain béni pour la réalité sectaire.
Les fraudeurs ont leurs paradis fiscaux ? De la même façon, au sein de l’église catholique, les gourous bénéficient de véritables « paradis canoniques » qui leur permettent de prospérer, en toute tranquillité d’esprit.
CONCLUSION
Dans les années 2000, les médias ont révélé une première forme de « mondialisation » des dérives au sein de l’église catholique : avec l’exfiltration de prêtres pédophiles, d’une paroisse à l’autre, d’un diocèse à l’autre, voire d’un pays à l’autre, on a réalisé que les abus avaient pu se propager incognito pour frapper un nombre toujours plus grand d’innocents. Mais ce qui était rendu possible alors par une coopération entre paroisses ou évêques, on admet aujourd’hui que cela se produit aussi du fait d’un manque flagrant d’unité et de cohérence. Les abuseurs tirent profit d’une gestion chaotique.
Nous avons insisté sur le défaut de solidarité et de discernement de nombreux évêques, et les carences désastreuses du droit de l’église, mais il faudrait aussi relever le manque crucial de moyens : il faut savoir que moins de 50 personnes travaillent aujourd’hui au sein du Dicastère pour les Instituts de vie Consacrée, pour s’occuper d’un million de religieux dans le monde et traiter les dossiers problématiques. Déjà dépassés par l’ampleur de la tâche, on se demande d’ailleurs comment les employés du Dicastère assumeront le surcroit de travail généré par le nouveau motu proprio. Et puis, il y a une mauvaise volonté à laquelle tant de lanceurs d’alerte se heurtent. « Que voulez-vous ! Nous n’avons pas de pouvoir coercitif, pas de police ! C’est l’Evangile ici… ».
Tel est le problème : il y a un« vide institutionnel ». Et en face, un véritable système, avec des complicités qui se tissent entre individus ou groupes déviants, des stratégies bien rôdées, d’une efficacité redoutable. Le combat est inégal….et il le restera tant que l’église catholique ne traitera pas en profondeur le mal qui la ronge.
[1]« Instituts de vie consacrée : le Vatican doit désormais donner son feu vert », La Croix, 05 janvier 2021.
[2] « INTERPOL est une organisation intergouvernementale dont le nom complet est ‘Organisation internationale de police criminelle’. Nous comptons 194 pays membres et favorisons la collaboration entre les autorités de police pour créer un monde plus sûr.À cette fin, nous leur permettons d’échanger et d’accéder à des informations sur les infractions et les criminels et leur apportons un appui technique et opérationnel. », cf. www.interpol.int/fr
[3] Lettre adressée aux Sœurs de Saint-Jean, 18 juin 2012, citée par Mgr Brincard, Lettre aux Amis d’octobre 2012.
[4] Lettre aux Sœurs de Saint-Jean, 1er juillet 2014.
[5]« Enquête sur les frères Philippe : des abus en toute impunité », Céline Hoyeau, La Croix, 22 février 2021.